samedi 6 janvier 2018

"Pour interpréter l'Écriture, il est nécessaire d'en acquérir une exacte connaissance historique"

Commentaire

Le Traité théologico-politique (1670) est un ouvrage du philosophe néerlandais d'origine portugaise Baruch Spinoza (1632-1677). En le publiant, Spinoza cherche à émanciper la raison de la tutelle théologique et, par conséquent, à permettre à chacun de pouvoir lire et comprendre les textes religieux. Il se fait le défenseur d'une théologie rationnelle, c'est-à-dire d'une exégèse biblique prenant appui sur la connaissance historique et sur la réflexion au moyen des lumières naturelles, dont l'objectif principal est la détermination de l'enseignement éthique qui s'y trouve. 

Le texte ci-dessous est tiré du chapitre VII qui a pour titre : "De l'interprétation de l'Ecriture". Spinoza commence par reconnaître la valeur intrinsèque de l'Ecriture sainte en tant que parole de Dieu et enseignement de la voie menant au salut, c'est-à-dire à la vraie béatitude. Cependant, il s'empresse de constater que certains hommes ont tendance à remplacer cette parole par leurs propres inventions et à obliger les autres à penser comme eux. En ce sens, l'interprétation des textes religieux a un enjeu politique : certains individus cherchent à obtenir du pouvoir sur d'autres en instrumentant la religion à des fins personnelles. Spinoza propose justement une méthode pour se libérer de l'emprise de ces interprètes plus soucieux de l'obéissance de leurs ouailles que du contenu réel des textes sacrés. 

Quelle est l'origine des mauvaises interprétations des textes religieux ? Pour Spinoza, ce sont "les ambitions criminelles" de ceux qui utilisent les textes sacrés pour servir leurs intérêts plutôt que l'enseignement de charité dont ils sont porteurs. Spinoza distingue deux types de mauvais interprètes : d'une part, les fanatiques religieux, c'est-à-dire tous ceux qui répandent "la lutte et la haine" sous couvert de "ferveur ardente" ; d'autre part, ceux qui se méfient de la raison et préfèrent ainsi la superstition jusqu'à "l'absurde", c'est-à-dire tous les obscurantistes qui préfèrent le mystère à une explication claire. Or le problème que posent le fanatisme et l'obscurantisme, c'est qu'en favorisant le développement de croyances irrationnelles dans l'esprit des hommes, ils les conduisent à les défendre avec leurs passions, donc à abdiquer toute réflexion. Par conséquent, il est d'un intérêt majeur de redonner à la raison pleine compétence pour l'interprétation, car tout ce que les hommes "conçoivent par l'entendement pur, ils le défendent à l'aide du seul entendement et de la raison".

L'ambition de Spinoza n'est pas simplement de proposer une méthode d'interprétation rationnelle de la Bible, mais d'indiquer "la vraie méthode à suivre dans l'interprétation de l'Ecriture". Le but de sa méthode est de parvenir à "une vue claire" des préceptes qu'elle contient. Cela signifie qu'elle doit mettre au jour un savoir qui soit à la fois précis et vrai. Cette méthode doit donc aboutir à la fin des conflits qui opposent les hommes sur ce qu'il faut faire relativement aux enseignements du texte sacré. Comment ? Spinoza indique qu'il s'agit de procéder par analogie avec la méthode utilisée pour "l'interprétation de la nature", précisant même qu'elle "s'accorde en tout avec elle". Cette méthode correspond au modèle expérimental développé par Francis Bacon (1561-1626. Elle prend le contrepied de la pensée déductive aristotélicienne consistant à partir des principes admis par l'autorité des Anciens. Pour Bacon et pour Spinoza, il importe de placer l'expérience au cœur du savoir. 

L'interprétation d'inspiration baconienne de la nature commence par l'observation des phénomènes naturels, se poursuit dans la collecte de données sur ceux-ci, puis s'achève dans l'énoncé de définitions. Spinoza souhaite appliquer ce procédé à l'interprétation des textes bibliques. Evidemment, l'expérience n'est pas possible pour ce qui concerne la Bible, mais il est possible de trouver un analogue de cette expérience : la connaissance historique. C'est pourquoi, Spinoza affirme que "pour interpréter l'Ecriture, il est nécessaire d'en acquérir une exacte connaissance historique". Par ce moyen, il est possible de retrouver quelle a été "la pensée des auteurs". Le projet spinoziste est donc de contextualiser ce qu'enseignent les textes sacrés en remettant au centre de l'interprétation leur dimension historique, c'est-à-dire leur relativité, puisqu'ils sont propres à une époque, à un peuple, à une situation particulière. Cela signifie que tous les préceptes que l'on peut lire dans ces textes ne sont pas forcément à prendre à la lettre. L'interprète doit parvenir à retrouver l'intention des auteurs.



Le problème majeur que soulève néanmoins cette méthode est que "l'Ecriture traite très souvent de choses qui ne peuvent être déduites des principes connus par la lumière naturelle". L'Ecriture est composée de deux éléments principaux : des histoires et des révélations. Or les histoires comprennent principalement des miracles, c'est-à-dire des phénomènes surnaturels et les révélations correspondent aux opinions des prophètes. Dans les deux cas, il semble impossible de progresser dans la connaissance au moyen seulement de la raison et des lumières naturelles, comme ce serait le cas en physique ou dans les sciences.

La solution préconisée par Spinoza est de toujours en revenir au texte lui-même : la connaissance de l'Ecriture "doit être tirée de l'Ecriture même". Il s'agit d'un principe immanent d'interprétation du texte sacré, ce qui revient à rejeter tout principe transcendant d'interprétation, donc toute fondation externe au texte, par exemple reposant seulement sur l'autorité d'un commentateur. Ce principe confère au texte une autonomie : pour tout ce qui touche au surnaturel, il peut s'éclairer par lui-même au moyen par exemple d'autres passages.  

Texte

"Seule une ambition criminelle a pu faire que la religion consistât moins à obéir aux enseignements de l'Esprit-Saint qu'à défendre des inventions humaines, bien plus qu'elle s'employât à répandre parmi les hommes non la charité, mais la lutte et la haine la plus cruelle sous un déguisement de zèle divin et de ferveur ardente. A ces maux se joignit la superstition qui enseigne à mépriser la nature et la raison, à admirer et à vénérer cela seulement qui leur contredit ; aussi n'est-il pas surprenant que les hommes, pour mieux admirer et vénérer davantage l'Ecriture, se soient attachés à l'expliquer de telle sorte qu'elle semble le plus contraire qui se puisse à cette même nature et à cette même raison. Ainsi en vient-on à rêver que de très profonds mystères sont cachés dans les Livres saints et l'on s'épuise à les sonder, négligeant l'utile pour l'absurde ; et tout ce qu'on invente dans ce délire, on l'attribue à l'Esprit-Saint et l'on tâche de le défendre de toutes ses forces, avec l'ardeur de la passion. Tels sont les hommes en effet : tout ce qu'ils conçoivent par l'entendement pur, ils le défendent à l'aide du seul entendement et de la raison ; les croyances irrationnelles que leur imposent les affections de l'âme, ils les défendent avec leurs passions. 

Pour nous tirer de ces égarements, affranchir notre pensée des préjugés des théologiens et ne pas nous attacher imprudemment à des inventions humaines prises pour des enseignements divins, il nous faut traiter de la vraie méthode à suivre dans l'interprétation de l'Écriture et arriver à en avoir une vue claire : tant que nous ne la connaîtrons pas en effet, nous ne pourrons rien savoir avec certitude de ce que l'Écriture ou l'Esprit-Saint veut enseigner. Pour abréger, je résumerai cette méthode en disant qu'elle ne diffère en rien de celle que l'on suit dans l'interprétation de la nature, mais s'accorde en tout avec elle. De même en effet que la méthode dans l'interprétation de la nature consiste essentiellement à considérer d'abord la nature en observateur et, après avoir ainsi réuni des données certaines, à en conclure les définitions des choses naturelles, de même, pour interpréter l'Écriture, il est nécessaire d'en acquérir une exacte connaissance historique et, une fois en possession de cette connaissance, c'est-à-dire de données et de principes certains, on peut en conclure par voie de légitime conséquence la pensée des auteurs de l'Écriture. De la sorte en effet (je veux dire si l'on n'admet d'autres principes et d'autres données pour interpréter l'Écriture et en éclaircir le contenu, que ce qui peut se tirer de l'Écriture elle-même et de son histoire critique), chacun pourra avancer sans risque d'erreur, et l'on pourra chercher à se faire une idée de ce qui passe notre compréhension avec autant de sécurité que de ce qui nous est connu par la lumière naturelle.

Pour établir clairement que cette voie n'est pas seulement sûre, mais qu'elle est la voie unique et s'accorde avec la méthode d'interprétation de la nature, il faut noter toutefois que l'Écriture traite très souvent de choses qui ne peuvent être déduites des principes connus par la lumière naturelle ; ce sont des histoires et des révélations qui en forment la plus grande partie ; or les histoires contiennent principalement des miracles, c'est-à-dire (comme nous l'avons montré au chapitre précédent) des récits de faits insolites de la nature adaptés aux opinions et aux jugements des historiens qui les ont écrits ; les révélations, elles, sont adaptées aux opinions des prophètes, de sorte qu'elles dépassent réellement, comme nous l'avons montré au chapitre II, la compréhension humaine. C'est pourquoi la connaissance de toutes ces choses, c'est-à-dire de presque tout le contenu de l'Écriture, doit être tirée de l'Écriture même, de même que la connaissance de la nature, de la nature même."

Baruch Spinoza, Traité des autorités théologique et politique (1670), chap. VII : "De 'interprétation de l'Ecriture, "trad. R. Misrahi, in Oeuvres complètes, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1954, p. 712.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire