samedi 13 janvier 2018

"L’interprétation se trouve devant l’obligation de s’interpréter elle-même à l’infini"

Commentaire

"Nietzsche, Freud, Marx" constitue le texte d'une table ronde du colloque de Royaumont qui s'est tenu en 1967. Selon Foucault, ces trois auteurs n'ont pas seulement permis de donner de nouveaux cadres d'interprétation grâce à leur pensée, ils ont aussi contribué à changer la nature du signe et la manière dont celui-ci était interprété. Son ambition est de permettre de dégager les traits caractéristiques du régime d'interprétation dans lequel on se situe. Il note d'ailleurs, au début de son intervention, que chaque forme culturelle dans la civilisation occidentale a eu ses techniques propre d'interprétation. 


Le texte ci-dessous constitue l'énoncé du quatrième et dernier postulat de l'herméneutique moderne selon Foucault : l'interprétation se trouve toujours devant l'obligation de s'interpréter elle-même à l'infini. Il a d'abord commencé par souligner le renversement que réalisent Nietzsche, Freud et Marx par rapport à l'idée de profondeur : elle serait finalement qu'une idée superficielle qu'il faudrait, par conséquent, étaler. Il ajoute qu'à partir de ces trois hommes, la tâche de l'interprétation est devenue infinie : il en voit la preuve dans le fait qu'ils partagent un même refus du commencement. Enfin, le troisième principe est qu'il n'y a rien d'absolument premier à interpréter car, au fond, tout est déjà interprétation, chaque signe étant déjà une interprétation d'autres signes. 


Foucault affirme qu'à l'époque moderne, "l'interprétation se trouve devant l'obligation de s'interpréter elle-même à l'infini". Il en tire deux conséquences :
  • "l'interprétation sera toujours désormais l'interprétation par le "qui ?". On se demande qui était l'auteur, mais aussi qui est l'interprète. Un interprète qui parle d'une œuvre d'art, au fond,  tout comme l'auteur, parle aussi de lui-même. Le choix qu'il fait de l'œuvre à interpréter et la manière de l'interpréter révèle qui il est, sa psychologie - tout comme son interprétation a pour objet de nous dire qui était l'auteur ;
  • l'interprétation a à s'interpréter toujours elle-même" : le temps de l'interprétation est devenu circulaire. Foucault distingue trois temporalités : la temporalité des signes qui est un temps de l'échéance (donc qui marque l'arrêt), la temporalité dialectique qui est un temps linéaire et la temporalité circulaire de l'interprétation. 
De ce point de vue, Foucault estime que les signes font courir à l'interprétation un danger de mort qui est celui de "croire qu'il y a des signes" et que ceux-ci "existent premièrement, originellement, réellement, comme des marques cohérentes, pertinentes et systématiques". Le signe est un substitut, il est ce qui tient lieu de quelque chose. Si tout est interprétation (deuxième postulat posé par Foucault), il n'existe pas de signes qui ne soient pas eux-mêmes le signe d'autre chose. Conserver cette idée à l'esprit est, pour Foucault, un moyen de préserver "la vie de l'interprétation" : "la vie de l'interprétation, au contraire, c'est de croire qu'il n'y a que des interprétations". En revanche, croire en l'existence de signes, c'est mettre fin, d'une certaine manière, à l'interprétation. 

Pour cette raison, Foucault termine en insistant sur l'opposition entre herméneutique, art d'interpréter les textes, et sémiologie, qui est la science des signes. Mais il oppose en réalité moins deux disciplines que deux façons d'interpréter, deux herméneutiques :
  • une herméneutique qui se replie sur une sémiologie : cette tendance qualifie "le marxisme après Marx", c'est-à-dire cette façon de suspecter le langage d'être le signe d'une domination, c'est un moyen évidemment d'arrêter l'interprétation, de la figer sur un seul signe et d'exclure toutes les autres interprétations possibles ;
  • une herméneutique qui s'enveloppe sur elle-même : cette tendance entre dans le domaine "des langages qui ne cessent de s'impliquer eux-mêmes". Cette tendance est à relier au perspectivisme de Nietzsche, c'est-à-dire à l'idée qu'il n'existe aucun point de référence unique sur la réalité, mais une multiplicité d'interprétations possibles de celle-ci. 
Cette dernière vision de l'herméneutique semble indiquer que Foucault se place dans le sillage de Nietzsche. Il précise également qu'il s'agit d'entrer dans "cette région mitoyenne de la folie et du pur langage" et l'on sait quelle importance a pu avoir pour son œuvre ce qu'il appelle l'expérience de la folie. Comme il l'a montré lorsqu'il revenait sur l'idée que l'interprétation avait une dimension infinie (deuxième postulat), l'interprétation finit toujours par converger vers un point qui la rend impossible, elle se rapproche à l'infini de son centre et s'effondre comme calcinée. On pense évidemment plus spécifiquement à Nietzsche qui est pris d'une crise de démence à Turin ou à Freud qui a lutté toute sa vie contre cette expérience. Elle est présente, mais d'une moindre façon comme le relève Foucault, chez Marx. 

Texte

"L’interprétation se trouve devant l’obligation de s’interpréter elle-même à l’infini ; de se reprendre toujours. D’où deux conséquences importantes. 

La première, c’est que l’interprétation sera toujours désormais l’interprétation par le « qui ? » ; on n’interprète pas ce qu’il y a dans le signifié, mais on interprète au fond : qui a posé l’interprétation. Le principe de l’interprétation, ce n’est pas autre chose que l’interprète, et c’est peut-être le sens que Nietzsche a donné au mot de « psychologie ». 

La seconde conséquence, c’est que l’interprétation a à s’interpréter toujours elle-même, et ne peut pas manquer de faire retour sur elle-même. Par opposition au temps des signes, qui est un temps de l’échéance, et par opposition au temps de la dialectique, qui est malgré tout linéaire, on a un temps de l’interprétation qui est circulaire. Ce temps est bien obligé de repasser là où il est déjà passé, ce qui fait qu’au total le seul danger que court réellement l’interprétation, mais c’est un danger suprême, ce sont paradoxalement les signes qui le lui font courir. La mort de l’interprétation, c’est de croire qu’il y a des signes, des signes qui existent premièrement, originellement, réellement, comme des marques cohérentes, pertinentes et systématiques. La vie de l’interprétation, au contraire, c’est de croire qu’il n’y a que des interprétations. 

Il me semble qu’il faut bien comprendre cette chose que trop de nos contemporains oublient, que l’herméneutique et la sémiologie sont deux farouches ennemies. Une herméneutique qui se replie en effet sur une sémiologie croit à l’existence absolue des signes : elle abandonne la violence, l’inachevé, l’infinité des interprétations, pour faire régner la terreur de l’indice, et suspecter le langage. Nous reconnaissons ici le marxisme après Marx. Au contraire, une herméneutique qui s’enveloppe sur elle-même entre dans le domaine des langages qui ne cessent de s’impliquer eux-mêmes, cette région mitoyenne de la folie et du pur langage. C’est là que nous reconnaissons Nietzsche."

- Michel Foucault, Dits et Ecrits, “Nietzsche, Freud, Marx” (1967), texte n° 46, Gallimard, 1994, volume 1.

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