jeudi 11 janvier 2018

"J'entends par compréhension la capacité de reprendre en soi-même le travail de structuration du texte"

Commentaire

Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II (1986) est un recueil d'articles écrits dans les années 70 à 80 que l'on doit au philosophe Paul Ricœur (1913-2005). Comme son sous-titre l'indique, il y est principalement question d'herméneutique qui est l'art d'interpréter les textes. Ricœur reprend la vieille polémique entre explication et compréhension pour en proposer une lecture plus dialectique, c'est-à-dire faisant appel à l'une et à l'autre. Avec le succès du structuralisme en sciences humaines, méthode qui consiste à se concentrer sur les structures de l'objet étudié et donc à mettre de côté la dimension subjective du texte (écrit par un auteur, lu par un lecteur), celles-ci se sont éloignées d'une certaine philosophie, celle dont Ricœur se veut l'héritier et qui se place en filiation avec la phénoménologie de Husserl, mais aussi d'autres penseurs tels que Gadamer, Schleiermacher et Heidegger.

Le texte ci-dessous est extrait d'un article qui se trouve au début du recueil et qui a pour titre "De l'interprétation". Ricœur vient d'expliquer qu'il assigne à l'herméneutique la tâche de reconstruire ce qu'il appelle le "double travail du texte", à savoir d'une part, sa dynamique interne et, d'autre part, sa projection externe. La dynamique interne est ce qui préside à la structuration d'une œuvre. La projection externe est la capacité de cette œuvre à se projeter hors d’elle-même pour engendrer un monde qui soit la "chose" du texte. Or c'est dans le cadre de la reconstruction de la dynamique interne du texte que Ricœur souhaite réconcilier, après les avoir redéfinies, compréhension et explication. Son objectif, in fine, est de permettre un nouveau dialogue entre sciences humaines et philosophie de l'interprétation. 

Pour Ricœur, l'herméneutique a une double tâche qui consiste, d'une part à "reconstruire la dynamique interne du texte" et, d'autre part, à "restituer la capacité de l'œuvre à se projeter au-dehors dans la représentation d'un monde" habitable. Ricœur estime qu'il faut "articuler l'une sur l'autre la compréhension et l'explication" si l'on veut parvenir à reconstruire cette dynamique interne. Comprendre et expliquer sont, depuis Dilthey, deux méthodes traditionnellement placés en opposition. Chez Dilthey, l'opposition caractérisait les méthodes des sciences humaines d'un côté, situées sous le pôle du comprendre et celles des sciences naturelles, opérant au moyen de l'expliquer. Mais le développement du structuralisme au milieu du XXe siècle et l'accent placé sur l'analyse des structures a conduit les sciences humaines à abandonner, pour une grande part, la sphère de l'interprétation pour rejoindre celle de l'explication. Par conséquent, un fossé s'est creusé entre d'une part, l'herméneutique du comprendre et d'autre part, les sciences en général.

L'objectif de l'herméneutique est de parvenir à retrouver le "sens de l'œuvre", c'est-à-dire l'intention de l'auteur. Pour cela, Ricœur souligne qu'il doit lutter "sur deux fronts". Tout d'abord, il combat "un irrationalisme de la compréhension immédiate", c'est-à-dire l'idée qu'un commentateur serait capable par intropathie (connaissance de soi-même) de se transposer, sans aucune médiation, dans l'esprit de l'auteur. Il serait ainsi possible de retrouver un sens selon une méthode qui échapperait à la raison, mais que le commentaire merveilleusement empathique du commentateur, permettrait quand même de retrouver. Or on tombe là, selon Ricœur, en pleine "illusion romantique", comme s'il s'établissait "un lien de congénialité entre les deux subjectivités impliquées par l'œuvre, celle de l'auteur, celle du lecteur". Il s'agit d'une forme de compréhension poussée jusqu'à l'absurde, puisqu'il n'est pas possible de rendre compte rationnellement du procédé permettant au commentateur de justifier son interprétation. Rien ne prouve, en effet, qu'on retrouve le sens véritable du texte par ce moyen.

A l'autre bout, Ricœur s'en prend à "un rationalisme de l'explication", idée selon laquelle il serait possible d'étendre la méthode d'analyse structurale des systèmes de signes non plus seulement au discours mais à la langue elle-même. On comprend alors qu'il s'agit d'une extension abusive du rationalisme explicatif. Cette extension est constitutive d'une "illusion positiviste", pendant de "l'illusion romantique" de la compréhension immédiate, et qui aboutit à considérer le texte comme une entité close sur elle-même, purement objective, par conséquent oublieuse de la subjectivité de l'auteur et du lecteur. Autrement dit, dans les deux cas - compréhension et explication - Ricœur rejette moins les méthodes, qu'il juge complémentaires, que les excès qui conduisent à exclure l'une ou l'autre, soit que l'on considère le texte comme purement subjectif, soit qu'il soit regardé comme un objet autonome et donc objectif. 

Ricœur propose d'opposer à ces deux attitudes excessives une "dialectique de la compréhension et de l'explication". Il définit chacun des termes de la façon suivante : 
  • la compréhension : "j'entends par compréhension la capacité de reprendre en soi-même le travail de structuration du texte" ;
  • l'explication : "et par explication l'opération de second degré greffé sur cette compréhension et consistant dans la mise au jour des codes sous-jacents à ce travail de structuration que le lecteur accompagne"
On voit que dans l'un et l'autre cas, Ricœur opère une sorte d'hybridation : la compréhension aménage une place pour "le travail de structuration du texte" et l'explication nécessite un accompagnement par le lecteur. Il en résulte que l'interprétation d'un texte n'est plus rabattue soit sur explication, soit sur sa compréhension, elle devient justement "cette dialectique même de la compréhension et de l'explication au niveau du ''sens" immanent au texte". Loin de s'exclure l'une l'autre, compréhension et explication apparaissent comme deux méthodes complémentaires qui viennent enrichir notre compréhension du sens d'une œuvre. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : Ricœur reste attaché au courant herméneutique dont il est l'héritier et l'explication ne constitue qu'une greffe qui ne doit pas faire oublier l'aspect subjectif, premier et fondamental, de tout texte qui est écrit par un auteur et qui est lu par un lecteur. 

Texte

"La tâche de l’herméneutique, venons-nous de dire, est double : reconstruire la dynamique interne du texte, restituer la capacité de l’œuvre à se projeter au-dehors dans la représentation d’un monde que je pourrais habiter. 

C’est à la première tâche, me semble-t-il, que se rattachent toutes mes analyses visant à articuler l’une sur l’autre la compréhension et l’explication, au niveau de ce que j’ai appelé le « sens » de l’œuvre. Dans mes analyses du récit, aussi bien que dans celles de la métaphore, je lutte sur deux fronts. 

D’une part, je récuse un irrationalisme de la compréhension immédiate, conçue comme une extension au domaine des textes de l’intropathie par laquelle un sujet se transporte dans une conscience étrangère dans la situation du face-à-face intime. Cette extension indue entretient l’illusion romantique d’un lien immédiat de congénialité entre les deux subjectivités impliquées par l’œuvre, celle de l’auteur, celle du lecteur. Mais je récuse avec la même force un rationalisme de l’explication qui étendrait au texte l’analyse structurale des systèmes de signes caractéristiques non du discours mais de la langue. Cette extension également indue engendre l’illusion positiviste d’une objectivité textuelle fermée sur soi et indépendante de toute subjectivité d’auteur et de lecteur. 

A ces deux attitudes unilatérales, j’ai opposé la dialectique de la compréhension et de l’explication. J’entends par compréhension la capacité de reprendre en soi-même le travail de structuration du texte et par explication l’opération de second degré greffée sur cette compréhension et consistant dans la mise au jour des codes sous-jacents à ce travail de structuration que le lecteur accompagne. Ce combat sur deux fronts contre une réduction de la compréhension à l’intropathie et une réduction de l’explication à une combinatoire abstraite m’amène à définir l’interprétation par cette dialectique même de la compréhension et de l’explication au niveau du « sens » immanent au texte. 

Cette manière spécifique de répondre à la première tâche de l’herméneutique a l’avantage insigne, selon moi, de préserver le dialogue entre la philosophie et les sciences humaines, dialogue que brisent chacune à sa manière les deux contrefaçons de la compréhension et de l’explication que je récuse. Telle serait ma première contribution à la philosophie herméneutique dont je procède."

Paul Ricoeur, Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, "De l'interprétation", Seuil, 1986, p. 32. 

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