jeudi 23 novembre 2017

"Pour les corps vivants (...) aussi, le déterminisme existe"

Commentaire

L'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865) est un ouvrage du médecin et physiologiste français Claude Bernard (1813-1878). L'ambition du livre est de donner à la médecine une méthode qui soit pleinement scientifique, c'est-à-dire capable d'établir des lois déterminées au moyen de l'expérimentation. Pour cela, elle doit considérer les phénomènes vivants comme des phénomènes physico-chimiques et procéder rationnellement en cherchant à rapprocher les faits et les théories afin de les vérifier. Trois phases comptent : l'observation d'un fait, l'hypothèse qui l'explique puis l'expérience visant à la vérifier dans des conditions contrôlées par le chercheur. 

Le texte ci-dessous est extrait de la deuxième partie de l'Introduction. Dans la première partie, Claude Bernard s'intéresse au raisonnement expérimental et insiste notamment sur le rôle de l'observation dans l'expérience ainsi que sur la nécessité du doute que doit entretenir le chercheur afin de préserver sa liberté d'esprit. Il en vient, au début de la deuxième partie, à l'expérimentation chez les êtres vivants. Les corps vivants disposent en effet d'une spontanéité, c'est-à-dire d'une capacité à s'affranchir de la causalité physique et à se déterminer par eux-mêmes. Il cherche à montrer pourquoi cette conception du vivant ne s'oppose pas à la mise en pratique d'une méthode expérimentale.

Claude Bernard établit une continuité entre d'une part, ce qu'il appelle "la science des phénomènes de la vie" et d'autre part, "la science des phénomènes des corps bruts", c'est-à-dire entre la biologie et la physique-chimie. On a tendance en effet à considérer que le vivant n'est pas une matière comme une autre, qu'il est doté d'une force vitale qui semble le soustraire aux forces physico-chimiques et à le rendre difficilement accessible à l'expérimentation. Cette position doctrinale selon laquelle le vivant ne se réduit pas aux lois physico-chimiques s'appelle le vitalisme. Alors que les corps vivants sont dotés d'une organisation où chaque partie semble irrémédiablement solidaire du tout, les corps bruts, ceux qui composent la matière inerte, sont dépourvus de toutes spontanéité et restent aisément modifiables. 

Pour autant, Claude Bernard remarque que toutes les sciences partagent une même méthode : celle qui consiste à fournir une explication causale des phénomènes, à rendre raison des choses. Or cette méthode fonctionne au moyen de l'expérimentation, c'est-à-dire que le scientifique part d'une observation qu'il explique par une hypothèse, puis qu'il vérifie par une expérience en reproduisant le phénomène, le plus souvent dans un laboratoire, en faisant varier les paramètres de l'expérience afin de s'assurer que son explication est la bonne et que l'effet est rattaché à la cause idoine. Ainsi que l'affirme Claude Bernard, il ne fait pas de doute que "le but que se propose la méthode expérimentale est le même partout". Il y a une continuité de la méthode scientifique dans l'ensemble des champs du savoir, la biologie qui étudie les corps vivants, ne fait pas exception. 

Le problème en biologie est que le corps vivant, doué de sensibilité, réagit à l'expérimentation, ce qui peut conduire à perturber les résultats obtenus. Comment donc rendre possible le recours à l'expérimentation, c'est-à-dire à une méthode scientifique et rigoureuse en biologie ? Comment sortir de la simple observation et des déductions purement anatomiques ? Autrement dit : comment faire de l'étude des phénomènes de la vie, une science ? Pour cela répond Bernard : "l'expérimentateur n'agira pas sur la vie". Il s'agit donc de recourir à la même méthode expérimentale utilisée en physique et en chimie, mais afin de contourner l'obstacle du vitalisme, le biologiste doit d'intéresser aux phénomènes de la vie et non à la vie en tant que telle. Il doit agir sur les phénomènes seulement, ce qui revient à se demander comment les phénomènes se produisent et non pourquoi. 

Seule cette focalisation sur le phénomène vivant peut permettre de déterminer avec précision son origine causale. De même qu'il y a un déterminisme en physique, c'est-à-dire un enchaînement causal des phénomènes entre eux, il y a un déterminisme en biologie : "pour les corps vivant (...) aussi, le déterminisme existe". Mais il faut pour cela se focaliser sur les phénomènes, ce sur quoi le biologiste conserve la maîtrise, là où il peut faire varier les paramètres. Dans la suite de l'Introduction, Claude Bernard explique comment il est parvenu à découvrir la fonction glycogénique (productrice de sucre) du foie. Il a recouru à l'expérience du "foie lavé" : après avoir tué un animal, il a injecté un courant d'eau froide dans les vaisseaux hépatiques de son foie pour le débarrasser du sucre ; quelques heures après, le foie replacé à température ambiante produisit une grande quantité de sucre. Sa fonction dans l'organisme était donc démontrée : produire et stocker le sucre dont le corps a besoin.

Texte

"Je me propose donc d’établir que la science des phénomènes de la vie ne peut avoir d’autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu’il n’y a sous ce rapport aucune différence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques. En effet, ainsi que nous l’avons dit précédemment, le but que se propose la méthode expérimentale est le même partout ; il consiste à rattacher par l’expérience des phénomènes naturels à leurs conditions d’existence ou à leurs causes prochaines. 

En biologie, ces conditions étant connues, le physiologiste pourra diriger la manifestation des phénomènes de la vie comme le physicien et le chimiste dirigent les phénomènes naturels dont ils ont découverts les lois ; mais pour cela l’expérimentateur n’agira pas sur la vie.

Seulement, il y a un déterminisme absolu dans toutes les sciences, parce que, chaque phénomène étant enchaîné d’une manière nécessaire à des conditions physico-chimiques, le savant peut les modifier pour maîtriser le phénomène, c’est-à-dire pour empêcher ou favoriser sa manifestation. Il n’y aucune contestation à ce sujet pour les corps bruts. Je veux prouver qu’il en est de même pour les corps vivants, et que, pour eux aussi, le déterminisme existe."

- Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Deuxième partie : "De l’expérimentation chez les êtres vivants", Chapitre I : "Considérations expérimentales communes aux êtres vivants et aux corps bruts", §1"La spontanéité des corps vivants ne s’oppose pas à l’emploi de l’expérimentation" Classiques des sciences sociales, p. 62-63. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire