lundi 27 novembre 2017

"L'une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres vivants sans exception : celle d'être des objets doués d'un projet"

Commentaire

Le Hasard et la Nécessité (1970) est un ouvrage du biochimiste français Jacques Monod (1910-1976), contributeur du développement de la biologie moléculaire et récipiendaire du prix Nobel de médecine en 1965 (partagé avec André Lwoff et François Jacob). Son ouvrage, composé de neuf chapitres, est un essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne. Si Jacques Monod y affirme la compatibilité de l'existence du vivant et des raisons de son organisation avec les lois de la physique, il précise toutefois qu'elles ne sont pas déductibles de ces lois du fait qu'elles fonctionnent à partir de probabilités. Le mécanisme de reproduction des espèces fonctionne de manière à répliquer à l'identique le code génétique de l'espèce tout en aménageant une possibilité pour que des mutations surviennent aléatoirement.

Le texte ci-dessous est extrait du premier chapitre intitulé "D'étranges objets". Jacques Monod cherche à déterminer ce qui spécifie les objets naturels par rapport aux objets artificiels. Il imagine la mise au point d'un programme dont l'objectif serait d'opérer ce type de repérage à l'occasion de l'exploration d'une nouvelle planète. Après avoir montré que ce ne peut pas être les deux critères de régularité et de répétition, il envisage deux autres critères possibles : la structure et les performances (c'est-à-dire ce qu'on attend d'un objet). Si ce programme comparait au moyen de ces deux critères, par exemple, des chevaux courant dans un champ et une voiture roulant sur une route, il conclurait qu'ils sont comparables puisqu'ils servent à se déplacer et qu'ils ont une structure adaptée au type de surface qu'ils empruntent. Il en va de même lorsqu'on compare un objet naturel et un artefact, par exemple un oeil et un appareil photographique.

L'oeil et l'appareil photographique partagent une fonction proche : l'oeil est un organe qui sert à la vision, l'appareil photographique est une machine permettant de capter les images. Cependant, ils sont de nature différente : en tant qu'organe, l'oeil se rattache à un corps vivant alors que l'appareil photographique appartient au domaine des choses, de l'inanimé, du non vivant. Pourtant Monod estime qu'il existe une similitude entre les deux, pour autant qu'on considère le projet auquel ils doivent leur structure respective. Or cette idée de projet au sein du vivant paraît non scientifique : cela reviendrait à faire l'hypothèse d'un Dieu ou d'une nature ayant un dessein, c'est-à-dire la volonté de créer un être vivant, doté de certaines caractéristiques. Le risque est de retomber dans une forme d'anthropomorphisme. 

Cependant, Jacques Monod ne va pas jusqu'à affirmer qu'un tel dessein divin existe. Il s'en tient simplement à considérer les objets naturels et les objets artificiels du point de vue de leur fonction. L'appareil photographique est "un artefact", c'est-à-dire qu'il constitue un produit de l'activité humaine, il est un produit de l'art et non de la nature. Lorsque l'homme fabrique cet appareil, il le fait dans un certain but. Il est animé par le projet d'enregistrer des images. Il réfléchit et conçoit son objet en considérant la fonction qu'il doit remplir. Or, si on compare cet appareil à l'oeil, on constate que l'oeil dispose d'une structure et de performances qui permettent aux êtres vivants de voir. En ce sens, l'artefact révèle une propriété fondamentale de tout être vivant : "l'une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres vivants sans exception : celle d'être des objets doués d'un projet". Autrement dit, ils ne sont pas comme ils sont par hasard : il existe une adéquation entre leur forme et leur fonction, entre leur structure et leurs performances.

Monod donne à cette propriété le nom de "téléonomie". Le terme est formé sur le grec télos qui signifie "le but" et nomos "la loi". Elle renvoie à l'étude des lois de la finalité. Cette conception du vivant est donc finaliste, c'est-à-dire qu'elle considère que le vivant est animé d'un projet, d'un but, d'une fin. Certains biologistes, au contraire, affirment qu'il faut avoir une conception non finaliste du vivant car la finalité semble difficilement compatible avec l'objectivité requise par la méthode scientifique. Mais Monod invite à dépasser cette conception en montrant qu'il est impossible de ne pas considérer que les structures et les performances des êtres vivants renvoient à une certaine finalité et que cette finalité doit être absolument prise en compte lorsqu'on cherche à spécifier ce qui distingue les êtres vivants des choses. Le vivant est un objet doté d'un projet, c'est-à-dire qu'il est animé d'une fin que l'on retrouve dans son développement.

Il faut prendre garde néanmoins au fait que cette téléonomie n'est que "l'une des propriétés fondamentales", donc une propriété parmi d'autres. Elle est une condition nécessaire mais pas suffisante des êtres vivants. Les objets naturels et les objets artificiels partagent cette idée de projet qui les sous-tend, mais les objets naturels ont une propriété supplémentaire. Cette autre propriété qui est développé quelques lignes plus loin dans le premier chapitre de cet ouvrage est la capacité pour l'être vivant de se reproduire en transmettant l'information génétique contenue dans l'acide désoxyribonucléique (ADN) aux êtres suivants qui peuvent, à leur tour, se reproduire sur le même modèle et transmettre ce même code. La nature n'opère pas à l'aveugle, elle a bien un projet, mais celui-ci se borne à donner les moyens aux individus d'assurer la survie de l'espèce à travers les générations.

Texte

"Il serait arbitraire et stérile de vouloir nier que l'organe naturel, l'œil, ne représente l'aboutissement d'un « projet » (celui de capter les images) alors qu'il faudrait bien reconnaître cette origine à l'appareil photographique. Ce serait d'autant plus absurde qu'en dernière analyse, le projet qui « explique » l'appareil ne peut être que le même auquel l'oeil doit sa structure. 

Tout artefact est un produit de l'activité d'un être vivant qui exprime ainsi, et de façon particulièrement évidente, l'une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres vivants sans exception : celle d'être des objets doués d'un projet qu'à la fois ils représentent dans leurs structures et accomplissent par leurs performances (telles que, par exemple, la création d'artefacts).

Plutôt que de refuser cette notion (ainsi que certains biologistes ont tenté de le faire), il est au contraire indispensable de la reconnaître comme essentielle à la définition même des êtres vivants. Nous dirons que ceux-ci se distinguent de toutes les autres structures de tous les systèmes présents dans l'univers, par cette propriété que nous appellerons la téléonomie.

On remarquera cependant que cette condition, si elle est nécessaire à la définition des êtres vivants, n'est pas suffisante puisqu'elle ne propose pas de critères objectifs qui permettraient de distinguer les êtres vivants eux-mêmes des artefacts, produits de leur activité."
- Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité (1970), Chapitre I : "D'étranges objets", Seuil, coll. Points Essais, 2014, p. 25.

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