vendredi 3 novembre 2017

"La plupart des erreurs viennent de ce que nous n'appliquons pas convenablement les noms des choses"

Commentaire

L'Ethique (1677) est l'ouvrage de Spinoza (1632-1677) le plus connu et le plus important. Ecrite selon l'ordre de démonstration propre aux géomètres, elle est composée de plusieurs définitions, axiomes, propositions et autres scolies qui sont des remarques complémentaires aux propositions. L'objectif de l'oeuvre est de permettre à l'homme de connaître les causes de sa servitude vis-à-vis des affects et d'en déduire les moyens de parvenir à la liberté et à la béatitude. Le cheminement de sa pensée prend Dieu comme point de départ (I : "De Dieu"), se poursuit par la définition de la nature de l'âme (II) puis de celle des passions (III), continue par l'analyse de leur force (IV) et s'achève sur la liberté (V).   

Le texte ci-dessous est un scolie de la Proposition 47 tirée de la Deuxième partie de l'Ethique : "De la nature et de l'origine de l'âme". Dans cette proposition, Spinoza affirme que l'homme peut avoir une connaissance adéquate de l'essence de Dieu. La seconde partie de son commentaire revient sur l'origine des erreurs et des controverses entre les hommes. Une grande partie des erreurs viendraient d'une mauvaise application des noms sur les choses, mais surtout d'un manque d'égard à la pensée d'autrui et aux erreurs d'interprétation qui en découlent. Contre ces erreurs, Spinoza en appelle à une attention plus grande aux choses et affirme l'unité de la pensée. 

D'où viennent les erreurs ? "La plupart des erreurs viennent de ce que nous n'appliquons pas convenablement les noms des choses" affirme Spinoza. C'est donc dire que ces erreurs viennent souvent de l'écart qu'il existe entre notre langage et la réalité. Spinoza démontre cette idée en recourant à deux exemples tirés des mathématiques, l'un en géométrie, l'autre en algèbre, des énoncés donc les plus rationnels qui soient. Comment imaginer qu'une personne puisse affirmer de bonne foi que les rayons d'un cercle ne sont pas parfaitement égaux ou que deux et deux font cinq ? La rationalité se retrouverait remise en cause dans son caractère universel.

Pour Spinoza, si on se focalise seulement sur ce qu'il se passe dans l'esprit de cette personne, on constate qu'elle ne se trompe pas. Pour un observateur extérieur, bien sûr, il est évident qu'elle se trompe. Mais en prêtant attention "à ce qui se passe dans son esprit", nous pourrions nous rendre compte qu'elle ne commet pas d'erreur, soit qu'elle parle en fait d'autre chose (contexte), soit qu'elle soit distraite (inattention). Autrement dit, ce n'est pas la pensée qui est erronée, mais moi qui interprète mal en ayant pas le contexte ou elle qui manque d'attention. 

Dans la suite du texte Spinoza mentionne un autre exemple, plus en lien avec la vie quotidienne, qui montre sur un autre plan que l'erreur s'explique par un écart entre la pensée et son expression. Un homme qui a peur peut parfois, sous le coup de l'émotion, employer un mot pour un autre et prononcer une phrase qui semble a priori absurde telle que "ma maison s'est envolée dans la poule de mon voisin". Mais une attention portée au contexte permet à tout bon observateur de remettre la phrase en ordre. Ce dont cette personne s'effraie, c'est que la poule se soit échappée dans la maison attenante, pas que la maison s'envole. Il s'agit donc de retrouver l'esprit derrière la lettre, la pensée initiale derrière les mots. Si la phrase prononcée est absurde, la pensée elle-même n'est pas en cause, c'est bien la fuite de la poule qui effraie cette homme et non que sa maison soit en train de s'envoler. 

Spinoza en conclut que "la plupart des controverses" vient "de que les hommes n'expliquent pas bien leur pensée et interprètent mal celle d'autrui". Il va même plus loin en affirmant finalement que "les erreurs et les absurdités qu'ils s'imputent les uns aux autres n'existent pas". Cette dernière idée est à la fois originale et radicale : pour Spinoza, la pensée n'est jamais fautive, ce sont les expressions ou les interprétations qui le sont. En conséquence, une attention plus grande au réel et à la manière d'appliquer convenablement notre langage aux choses suffit pour s'éviter d'inutiles discussions où les désaccords sont liés aux défauts de notre expression ou de notre interprétation plutôt qu'à ceux de notre pensée. 

Texte

"La plupart des erreurs viennent de ce que nous n'appliquons pas convenablement les noms des choses. Si quelqu'un dit, par exemple, que les lignes menées du centre d'un cercle à sa circonférence sont inégales, il est certain qu'il entend autre chose que ce que font les mathématiciens. De même, celui qui se trompe dans un calcul a dans l'esprit d'autres nombres que sur le papier. 

Si donc vous ne faites attention qu'à ce qui se passe dans son esprit, assurément il ne se trompe pas ; et néanmoins il semble se tromper parce que nous croyons qu'il a dans l'esprit les mêmes nombres qui sont sur le papier. 

Sans cela nous ne penserions pas qu'il fût dans l'erreur, comme je n'ai pas cru dans l'erreur un homme que j'ai entendu crier tout à l'heure : Ma maison s'est envolée dans la poule de mon voisin ; par la raison que sa pensée véritable me paraissait assez claire. 

Et de là viennent la plupart des controverses, je veux dire de ce que les hommes n'expliquent pas bien leur pensée et interprètent mal celle d'autrui au plus fort de leurs querelles ; ou bien ils ont les mêmes sentiments, ou, s'ils en ont de différents, les erreurs et les absurdités qu'ils s'imputent les uns aux autres n'existent pas."

- Baruch Spinoza, Ethique, Partie II, "De l'origine et de la nature de nos affections", Proposition 47, Scolie, trad. C. Appuhn.

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