samedi 11 novembre 2017

“La monnaie est devenue une sorte de substitut du besoin et cela par convention”

Commentaire

L'Ethique à Nicomaque est une oeuvre d'Aristote (384-322 av. J.-C.) traitant de questions morales. Après avoir énoncé que le bonheur comme contemplation était le souverain bien (livre I), Aristote s'intéresse à la vertu qu'il définit comme juste mesure (livre II) puis livre diverses analyses de celle-ci (III, IV). Il s'intéresse ensuite à la justice (livre V), aux vertus intellectuelles (VI), à l'intempérance et aux plaisirs (VII), à l'amitié (VIII, IX) et termine par des considérations sur la vie contemplative, laquelle jouit d'une place prééminente dans sa morale (livre X). 

Le texte ci-dessous est extrait du livre V consacré au thème de la justice. Au début du chapitre VIII, Aristote analyse la justice dans les échanges. Il remarque alors que c'est l'idée de réciprocité qui domine, une réciprocité qui n'est pas définie par une égalité stricte, mais par une égalité proportionnelle. En effet, l'échange consiste à échanger des produits qui sont qualitativement et quantitativement différents. Comment alors trouver une commune mesure qui permettent à chaque contractant d'avoir le sentiment que l'échange réalisé est juste ? 

L'exemple des deux médecins permet à Aristote d'insister sur l'idée que l'échange ne peut se produire que si deux personnes ont quelque chose à échanger de qualitativement distinct. Deux médecins n'ont rien à échanger : ils peuvent chacun se soigner sans recourir au service de l'autre. En revanche, un médecin et un cultivateur peuvent échanger une prestation de soin contre de la nourriture. Comme ils ont chacun des besoins distincts que l'autre est susceptible de combler, ils entrent dans "une communauté d'intérêts", c'est-à-dire qu'ils ont chacun intérêt à l'échange. Certes, ils sont "différents et inégaux" mais ils ont besoin l'un de l'autre. Le médecin n'a pas le temps de subvenir par lui-même à ses besoins et le cultivateur a besoin du médecin pour se soigner.

Cependant, à cette différence entre les personnes s'ajoute une seconde condition : il faut que les choses échangées deviennent "commensurables" entre elles, c'est-à-dire qu'elles partagent une mesure commune, que l'on puisse comparer leur valeur. Or la monnaie a justement cette fonction de transformer des choses différentes en grandeur afin de les mesurer. Elle est "un moyen terme", c'est-à-dire qu'elle sert à unir deux choses qui n'ont a priori pas de lien entre elles. Elle permet de fixer "l'excès et le défaut", c'est-à-dire de donner aux choses une valeur, un prix d'échange qui soit juste. Par exemple, lorsqu'on connaît la valeur d'une chaussure et la valeur d'une maison, il devient possible de les comparer et donc de savoir le nombre de paires de chaussures qu'un cordonnier doit produire s'il veut s'acheter une maison. 

Mais encore faut-il que le cordonnier et l'architecte soient disposés à l'échange, c'est-à-dire qu'ils acceptent la mise en place de ce rapport entre eux, ainsi que l'introduction d'une forme d'égalité dans ce qu'ils produisent, sans quoi il n'y aura ni échange, ni communauté d'intérêts. Si l'architecte estime que ce qu'il produit est d'une nature plus haute que ce que réalise le cordonnier, alors il n'y a plus d'égalité possible. Par conséquent, il y a certes deux personnes différentes qui échangent, mais il doit exister entre les choses échangées "une certaine égalité". Cette égalité est une égalité de rapport : il ne s'agit pas de dire que x chaussures sont égales à une maison, ce n'est pas une égalité stricte, mais une égalité proportionnelle.

Qu'est-ce qui réinstaure de l'égalité entre deux personnes différentes et inégales ? C'est le besoin, ce "lien universel". A la racine des échanges, on trouve donc les besoins humains. Et c'est parce que les besoins humains sont les mêmes qu'il y a des échanges : le médecin a besoin de se nourrir, de se loger, de se chausser, tout comme le cordonnier a besoin de se soigner, de se nourrir, etc. Finalement, la monnaie ne vient que remplacer cette donnée fondamentale : "la monnaie est devenue une sorte de substitut du besoin". En outre, par un rappel étymologique, Aristote ajoute que la monnaie ne repose que sur "des conventions", c'est-à-dire des lois (le terme grec nomos rappelle l'origine du mot français numismatique qui désigne l'étude des monnaies). Il veut dire qu'elle n'a pas de valeur en soi. C'est pour cette raison d'ailleurs qu'elle peut faire l'objet d'une dévaluation. 

Texte

"Ce n’est pas entre deux médecins que naît une communauté d’intérêts, mais entre un médecin par exemple et un cultivateur, et d’une manière générale entre des contractants différents et inégaux qu’il faut pourtant égaliser. C’est pourquoi toutes les choses faisant objet de transaction doivent être, d’une façon quelconque, commensurables entre elles. C’est à cette fin que la monnaie a été introduite, devenant une sorte de moyen terme, car elle mesure toutes choses et, par suite, l’excès et le défaut, par exemple combien de chaussures équivalent à une maison ou à telle quantité de nourriture. 

Il doit donc y avoir entre un architecte et un cordonnier le même rapport qu’entre un nombre déterminé de chaussures et une maison (ou telle quantité de nourriture), faute de quoi il n’y aura ni échange ni communauté d’intérêts ; et ce rapport ne pourra être établi que si entre les biens à échanger il existe une certaine égalité. Il est donc indispensable que tous les biens soient mesurés au moyen d’un unique étalon, comme nous l’avons dit plus haut. 

Et cet étalon n’est autre, en réalité, que le besoin qui est le lien universel (car si les hommes n’avaient besoin de rien, ou si leurs besoins n’étaient pas pareils, il n’y aurait plus d’échange du tout, ou les échanges seraient différents) ; mais la monnaie est devenue une sorte de substitut du besoin et cela par convention, et c’est d’ailleurs pour cette raison que la monnaie reçoit le nom de nómisma parce qu’elle existe non pas par nature, mais en vertu de la loi (nómos) et qu’il est en notre pouvoir de la changer et de la rendre inutilisable."

- Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V, Chapitre 8, 1133 a 15-30, trad. J. Tricot, Vrin, 1990, p. 241-243.

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