lundi 6 novembre 2017

Cours - L'histoire

Introduction

"Il était une fois". Ainsi commencent les histoires qui sont racontées aux enfants pour les endormir. Ces contes, qui ont pour objectif de distraire, de rassurer, parfois même d'éduquer, n'ont assurément pas le souci de la vérité, ni même celui de la vraisemblance. Pourtant, "histoire" vient du grec historia qui signifie "enquête" et l'histôr est "le témoin, celui qui a vu". Il semble donc que le lien entre la vérité et l'histoire soit beaucoup plus intime que ce que pourrait laisser penser son sens le plus large. Il est notable d'ailleurs que, bien souvent, les contes plongent leurs racines dans un passé légendaire ou mythologique, c'est-à-dire dans un univers certes fictif mais néanmoins possible.

En outre, l'histoire est cette discipline qui est enseignée à l'école. Chaque petit Français apprend au cours de sa scolarité, l'histoire de France : les grandes dates qui ont compté pour la constitution de cette nation, les grands héros historiques qui l'ont façonnée et la manière dont elle s'est progressivement construite pour devenir la République que l'on connaît aujourd'hui. Pour autant, cette histoire est souvent l'objet de critiques. Certains voient en elle un simple moyen d'édifier le peuple, de lui inculquer une conscience historique nationale, c'est-à-dire une façon propre de se rapporter à son passé collectif (on pense par exemple à l'expression typique du roman national : "nos ancêtres les Gaulois") et mettent en doute son caractère scientifique.



Mais l'histoire ne se cantonne pas à ce rôle d'éducation. Si elle relate les événements jugés mémorables du passé, c'est en vue d'offrir une connaissance sur le long terme, voire d'entrevoir les possibles évolutions qui se dessinent. C'est en tout cas l'avis des philosophes de l'histoire pour qui sa lecture attentive peut permettre d'apercevoir de grandes tendances à l'oeuvre. Dans cette optique, l'histoire serait dotée d'une fin, d'un but, d'une téléologie (teleos en grec signifie "fin, but"). Mais alors quelle serait cette fin ? Est-ce que l'étude de l'histoire peut nous aider à la découvrir ou bien doit-elle simplement s'offrir comme une méthode pour rendre compte du passé ?

1/ L'examen des récits des faits passés

Dans La Guerre du Péloponnèse (fin du Ve siècle av. J.-C.), Thucydide (460-395 av. J.-C.) raconte les premières années du conflit qui opposa Spartes et Athènes à la fin du Ve siècle avant J.-C. Avec l'Enquête d'Hérodote qui décrit les guerres médiques opposant les Grecs aux Perses de 490 à 479 av. J.-C., cette oeuvre est considérée comme l'un des tous premiers textes historiques. Cependant, l'ouvrage d'Hérodote étant encore marqué par la mythologie, elle est généralement considérée comme le premier récit historique fidèle et rigoureux.

Si Hérodote est le premier a faire le récit historique d'une guerre, Thucydide est le premier à avoir analyser en profondeur les causes de celle qui l'occupe. Dans les chapitres XX à XXII du livre I, il montre comment Athènes, dans les cinquante années qui ont suivi la victoire sur les Perses, est parvenue à constituer un empire dont l'accroissement inquiétait les Lacédémoniens, poussant ainsi ces derniers à déclencher la guerre, suivis par leurs alliés, qui craignaient pour leur indépendance. L'explication classique par les griefs de chaque camps laisse ainsi la place à une analyse qui tient compte de la situation politique et du contexte socio-économique. Les causes des événements ne sont plus recherchées en dehors du monde humain, mais à l'intérieur de celui-ci, en tenant compte des ambitions des cités et de leurs dirigeants. 

Thucydide a conscience de la dimension inédite de son ouvrage. Il remarque en effet qu'à son époque ses contemporains ont tendance à accepter "sans examen les récits des faits passés". Or, on a tout intérêt à bien connaître l'histoire, non seulement de son propre pays, mais aussi des autres nations, notamment celles à qui on s'oppose. Mais pour cela, encore faut-il se rapporter à des faits exacts et non à des rumeurs que l'on colporte sans en connaître l'origine. Thucydide cite notamment la méconnaissance par ses concitoyens du nombre exact de suffrage dont disposent les rois de Sparte (cette cité grecque était gouvernée par deux rois mais c'est l'Assemblée - réunion de tous les citoyens - qui votait la guerre, les deux rois n'ayant qu'une seule voix). Thucydide regrette ainsi "avec quelle négligence la plupart des gens recherchent la vérité" et déplore le manque d'esprit critique. 

A l'opposé, il propose une méthode rigoureuse dans la recherche de la vérité historique. Il est possible de résumer cette méthode en cinq points :
  • écarter les sources poétiques ou romancées : celles qui encensent les exploits de tel héros ou de telle armée par exemple ("on n'accordera pas de confiance aux poètes, qui amplifient les événements")
  • observer un détachement par rapport au récit que les hommes font des événements dont ils sont parties prenantes : ces hommes ont tendance à en grossir l'importance ("les hommes engagés dans la guerre jugent toujours la guerre qu’ils font la plus importante") et à se rapporter au passé avec nostalgie ; 
  • accepter ses propres limites tout en rapportant fidèlement l'esprit de ce qui a été prononcé : il n'est pas possible de tout raconter avec une exactitude qui soit irréprochable, mais le travail de l'historien consiste à "restituer le plus fidèlement possible la pensée complète des paroles exactement prononcées" ;
  • privilégier l'expérience directe  : être témoin des événements, et si ce n'est pas le cas, 
  • recouper les informations pour obtenir les plus exactes possibles : il faut alors concilier des témoignages qui peuvent se contredire, opérer des recoupements, noter ce qui dans le discours peut être sujet à caution parce que lié à un intérêt partisan ou bien prendre en considération la qualité du souvenir qui est rapporté si celui-ci est trop approximatif. 

La méthode historique proposée par Thucydide ne vise pas l'agrément. Elle ne vise pas à rêver ou à glorifier un passé perdu. Elle cherche au contraire à apporter au lecteur un profit qui soit "solide et durable", c'est-à-dire une forme de connaissance des faits passés en vue de le préparer vis-à-vis des événements futurs. Son ambition est de dégager ce qu'il appelle "la loi des choses humaines", c'est-à-dire de saisir une forme de permanence dans la façon dont se produisent les événements. Certes, les faits historiques sont toujours singuliers, ils ne reviennent jamais exactement de la même façon, mais il est possible d'y déceler des ressemblance, voire des analogies. S'efforcer de les analyser sur le plan historique permet ensuite d'anticiper ce qui peut advenir.

2/ Le plan caché de la nature

Le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) estime que l'apparent chaos des événements humains peut dissimuler une certaine régularité et qu'il est même possible de trouver un fil conducteur à l'histoire. Dans Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), plus précisément la Huitième proposition, il envisage l'avènement d'une société cosmopolotique qui partagerait une même conception des droits humains au niveau mondial. Les relations internationales s'en trouveraient apaisées, judiciarisées et moralisées. Cette hypothèse s'appuie sur une analogie : les nations, comme les individus à l'état de nature, finiront par se lier entre elles au moyen de règles qui moraliseront leurs relations et les feront entrer dans une sorte d'état social où leurs actions seront moralisées. 

L'enjeu pour Kant est de faire en sorte que les société humaines dépassent la simple apparence de la moralité pour atteindre la capacité autonome d'accomplir une action par pur respect pour la loi morale. Or les sociétés policées qui composent le monde n'ont pas encore atteint cet objectif : elles sont certes civilisées mais pas encore moralisées. Ainsi, on ne peut pas concevoir une constitution civile parfaite sans l'établissement de relations extérieures légales entre les Etats qui soient elles-mêmes parfaites. Il en va, affirme Kant, du développement complet de l'humanité dans toutes ses dispositions.

Kant croit pouvoir espérer en l'existence d'un dessein de la nature. Il affirme, en effet, qu'"on peut considérer l'histoire de l'espèce humaine, dans l'ensemble, comme l'exécution d'un plan caché de la nature". En d'autres termes, la réalisation d'un ordre international réglé par le droit ferait partie de la finalité de la nature et expliquerait "l'insociable sociabilité" humaine évoquée dans la quatrième proposition. Ce "plan caché de la nature" lui apparaît comme un millénarisme, doctrine chrétienne qui soutient l'idée d'un règne terrestre du Messie une fois que celui-ci aura chassé l'Antéchrist. Mais il s'agit d'un millénarisme philosophique, c'est-à-dire qu'il ne repose pas dans la foi en un Dieu mais dans la foi en la raison. 

On remarque toutefois la circonspection de Kant : l'expérience dévoile peu de choses concernant ce dessein de la nature, d'où son caractère caché. S'il existe, il s'inscrit indéniablement dans un temps long. Pour autant, Kant juge qu'il serait d'un grand profit pour l'humanité de savoir que cette possibilité existe. Il procède donc à la recherche d'indices empiriques, même infimes, qui pourraient confirmer cette tendance évolutive de l'humanité vers davantage de moralité et qui trouverait à s'incarner dans une régulation des relations extérieures des Etats entre eux par une instance internationale.

Ces indices de cette moralisation internationale sont les suivants :

  • la recherche de l'équilibre : chaque Etat ambitionne de maintenir sa puissance et son influence culturels sur les autres nations ; 
  • la liberté civile va de paire avec la liberté de commerce : la diminution de l'une entraîne un affaiblissement économique de l'Etat et donc de son pouvoir face aux puissances extérieures ;
  • le progrès des Lumières : les hommes qui promeuvent l'avènement d'une raison autonome, parviennent de plus en plus à exercer une influence sur les principes de gouvernement des souverains et à leur montrer l'intérêt d'investir dans l'éducation publique plutôt que dans les guerres couteuses et incertaines ;
  • l'accroissement de l'interdépendance économique des Etats rend les guerres de plus en plus ruineuses, ce qui les incite à se poser comme arbitres pour éviter un conflit. Kant pointe notamment l'importance de la dette contractée envers un ou plusieurs autres Etats. Tout conflit menace la potentialité de son remboursement et donc, les Etats créditeurs n'ont pas intérêt à la guerre. En se posant comme arbitres pour tenter d'apaiser les relations tendues entre deux Etats, les Etats préparent sans le savoir l'avènement d'un futur grand corps politique, que Kant appelle "un Etat cosmopolitique universel".


Le cosmopolitisme (du grec cosmos : univers, politês : citoyen) est la conscience d'appartenir à un ensemble plus vaste que sa patrie d'origine, celui de l'Humanité, ce qui invite à se comporter comme un membre de la communauté mondiale et non pas seulement comme le citoyen de tel ou tel État. Kant apparaît ici comme un préfigurateur de la Société des Nations (SDN) créée par le Traité de Versailles en 1919 ou, plus proche de nous, de l'Organisation des Nations unies (ONU), créée en 1945. Il envisage que le dessein caché de la nature consiste en ce que les Etats, tout en restant souverains, obéissent à une législation commune dans leurs relations extérieures. Il convient de noter toutefois qu'il ne s'agit en aucun cas d'une vision dogmatique : Kant ne propose qu'une "Idée" d'une histoire universelle, elle a une fonction essentiellement heuristique (servant à la découverte) afin de découvrir une régularité des comportements humains au sein de l'histoire humaine.

3/ La raison dans l'histoire

Pour Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), la raison est à l'oeuvre dans l'histoire, c'est-à-dire que, contrairement aux apparences, l'histoire réalise le développement de la rationalité. Il existe donc un sens de l'histoire vers plus de droit et de liberté. Dans La Raison dans l'Histoire (introduction des Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1837), Hegel souligne les conséquences désastreuses des passions humaines qui entraînent un déchaînement de violences et de destructions de toute sorte. Mais il ne s'arrête pas à ce constat. Il cherche à comprendre à quelle fin tous ces immenses sacrifices sont accomplis. Ainsi, il estime qu'ils sont, en réalité, les moyens mis au service d'une cause supérieure : la réalisation et la prise de conscience de l'Esprit par lui-même, l'Esprit désignant l'unité entre la réalité et la pensée.

Les passions sont souvent associées à des affects destructeurs et se caractérisent par une certaine passivité (pâtir, passion, passif ont la même racine qui renvoie au verbe latin pati signifiant "souffrir, subir"). Platon ou Descartes opposent par exemple les passions à la raison. Hegel rejoint l'esprit romantique de son époque en revalorisant les passions puisqu'il en fait un élément moteur de l'histoire humaine. Selon lui, les passions sont de puissantes motivations de l'action. Les hommes agissent librement, en suivant leurs propres intérêts particuliers, mais il ne s'ensuit pas un chaos général : "le droit n'en est pas troublé""l'ordre du monde" non plus. Les passions sont, en réalité, le moyen dont se sert la raison pour progresser.

Certes, d'un point de vue moral, les passions sont égoïstes, intéressées et mauvaises. Mais Hegel s'intéresse à elles en tant qu'elles sont le moyen pour chaque individu de se réaliser par et dans l'action : "ce qui est actif est toujours individuel : dans l'action je suis moi-même, c'est mon propre but que je cherche à accomplir". La moralité d'une action importe peu du point de vue de la philosophie de l'histoire. Que son but soit bon ou mauvais, une action reste toujours un moyen pour l'universel de s'incarner dans l'histoire. Pour Hegel en effet, "l'universel doit se réaliser par le particulier". Il y a donc, en quelque sorte, une ruse de la raison qui va passer par des chemins détournés afin de réaliser sa fin dans l'histoire.

Hegel définit la passion comme "la détermination particulière du caractère dans la mesure où ces déterminations du vouloir n'ont pas un contenu purement privé, mais constituent l'élément actif qui met en branle des actions universelles". De cette définition, il faut retenir que la passion apparaît comme un moyen pour l'universel de s'incarner dans le particulier. La passion est le moteur de l'action historique, elle est une énergie qui va permettre à un individu de donner à son action une consistance universelle. Il y a là une forme de folie de la passion : "l'homme met toute l'énergie de son vouloir et de son caractère au service de ces buts en leur sacrifiant [...] tout le reste". Tout ce qui n'entre pas dans l'ordre de cette passion se retrouve mis de côté. Mais c'est ce qui permet aux idées de s'incarner et à la rationalité de se développer.

C'est pourquoi d'ailleurs il convient de distinguer l'action de l'intention qui n'est qu'une "intériorité impuissante" que l'on retrouve chez "les caractères faibles" et qui finalement ne fait qu'"accoucher d'une souris". C'est bien la force de la volonté, le caractère, donc la passion qui pousse à l'action, pas l'idée elle-même. Les grandes figures historiques - Hegel pense notamment à Alexandre, César ou Napoléon, mais aussi aux génies littéraires et artistiques - suivent leurs passions, égoïstement, mais pour accomplir de grandes chosesc'est-à-dire des actions qui vont avoir un impact sur l'histoire de l'humanité au sens où celles-ci vont renforcer l'emprise de la raison sur le réel.

Hegel revalorise le concept de passion en le considérant comme un intérêt qui refoule tous les autres : "l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir". C'est en ce sens que "rien de grand ne s'est accompli sans passion". Les passions constituent le moteur du vouloir des grands hommes. Qu'elles soient bonnes ou mauvaises, cela ne compte pas. Ce qui a de l'importance, c'est l'aspect formel de la passion comme moyen d'action, en tant qu'"énergie de la volonté". Seuls ceux qui sont capables de se concentrer sur un objectif aux détriments des autres peuvent prétendre inscrire leur action dans le sens de l'histoire. La raison reste en arrière-plan et laisse les passions agir à sa place. Mais une fois le processus achevé, c'est elle qui a véritablement progressé. 

4/ Les luttes de classes

Karl Marx (1818-1883) et de Friedrich Engels (1820-1895) ont mis au centre de l'histoire la dynamique induite par les luttes de classes. Dans le Manifeste du parti communiste (1848), texte programmatique, Marx et Engels énoncent un principe historique explicatif : "l'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes". Ils proposent ainsi de réinterpréter l'histoire selon un schéma directeur qui est celui de l'opposition entre classes sociales. C'est ce qu'on appelle le matérialisme historique : les événements historiques sont influencés par les rapports sociaux. Le mode de production de la vie matérielle détermine le processus de vie sociale, intellectuelle et politique. En un mot, l'aspect matériel de la vie prime. L'analyse des rapports de production permet de déterminer les ressorts de la dynamique historique.  

Dans la perspective marxiste, il faut, en effet, distinguer les forces productives et les rapports de production. Les forces productives renvoient aux moyens utilisables pour produire : les hommes bien sûr, mais aussi les outils, les machines et les techniques nécessaires à la production. Quant aux rapports de production, ils désignent l'organisation des relations humaines dans la mise en oeuvre des forces productives. Ainsi, il est possible de constater que dans chaque société, différents groupes humains se trouvent en lutte selon la place qu'ils occupent au sein du processus de production. 

Marx donne des exemples de rapports de production à plusieurs époques historiques bien déterminées :
  • dans l'Antiquité grecque : "homme libre et esclave", l'homme libre est le citoyen qui ne travaille pas alors que l'esclave est celui qui travaille pour assurer sa propre subsistance et celle de son maître ;
  • dans la Rome antique : "patricien et plébéien", les patriciens appartiennent à la classe supérieure dirigeante et s'opposent à la masse du peuple nommée la Plèbe ;
  • au Moyen Age : "serf et baron", le servage consiste à vivre et à travailler sur une terre appartenant à une autre personne contre certains services et sans pouvoir changer de condition ;
  • dans l'Ancien régime : "maître de jurande et compagnon", la jurande était la charge et la fonction de ceux qui veillaient aux intérêts des corporations, les compagnons n'étant que des ouvriers qualifiés. 

A chaque fois, on trouve une opposition de classes correspondante, d'un côté celles qui possèdent et, de l'autre, celles qui sont possédées, opposition que Marx et Engels résument ainsi : "oppresseurs et opprimés". Un déséquilibre dans les rapports de production apparaît à chaque période historique. Les individus, en fonction de la classe à laquelle ils appartiennent, se retrouvent dans une situation d'inégalité. Cette inégalité entraîne des conflits entre les classes sociales qui mènent "une guerre ininterrompue" conduisant à deux possibilités : soit à "une transformation révolutionnaire de la société", soit à "la destruction des deux classes en lutte". La révolution s'interprète ainsi comme le résultat de la victoire d'une classe sur une autre. 

Marx et Engels nuancent toutefois cette lecture simplifiante de la société en deux classes opposées. Il existe une hiérarchie à l'intérieur de ces classes car il y a "une échelle graduée de conditions sociales". Par exemple, l'opposition entre plébéiens et patriciens dans la Rome antique se constitue dans une société où l'on trouve d'autres catégories sociales comme celle les chevaliers qui sont la catégorie sociale urbaine liée au grand commerce ou encore celle des esclaves. Mais en outre, chaque classe est elle-même traversée par "une hiérarchie particulière". Pour Marx et Engels cependant, il faut retenir qu'il existe à chaque fois des "antagonismes de classe", c'est-à-dire une opposition entre deux termes ayant des intérêts distincts. 

Au moment où Marx et Engels écrivent, c'est-à-dire au XIXe siècle, ils constatent que la classe sociale bourgeoise domine. Celle-ci a joué un rôle révolutionnaire dans la mesure où elle a contribué à renverser l'ancien monde de la société féodale. Elle a brisé les supérieurs naturels que constituait l'aristocratie pour ne laisser que la valeur de l'échange marchand. Mais elle n'a toutefois pas réussi à mettre fin aux antagonismes de classe : "elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois". 

La bourgeoisie a permis néanmoins une clarification puisque ce sont désormais deux classes qui s'opposent : la bourgeoisie et le prolétariat. Le prolétariat est la classe sociale qui ne possède pas les moyens de production. Pour vivre, cette classe doit vendre sa force de travail à la bourgeoisie, classe détentrice des moyens de production. Marx en appelle ainsi à une union internationale des prolétaires (le Manifeste se termine par le mot d'ordre : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous") qui, par une révolution finale, doit abolir la stratification en classe et apporter à l'histoire son sens et sa vérité. 

5/ La veille de la fin des temps 

Dans "La fin de la guerre" (1945), texte initialement paru dans le premier numéro de la revue Les Temps modernes, Jean-Paul Sartre (1905-1980) donne son sentiment sur la nouvelle période qui s'ouvre après les terribles événements de la Seconde Guerre mondiale. Sartre revient sur l'indifférence et l'angoisse qui caractérisent, selon lui, cette fin de guerre. C'est que, si la guerre a pris fin, la paix n'a, en revanche, pas vraiment commencé. La défaite des puissances de l'Axe (Allemagne, Italie, Japon) laisse la place à deux superpuissances disposant de moyens colossaux, l'URSS et les Etats-Unis. Plus que jamais  pour Sartre, ces événements constituent un avertissement de la fragilité humaine et mettent l'homme face à sa responsabilité essentielle : c'est à lui seul qu'il appartient de définir le sens de l'histoire.

Cet avertissement de la fragilité humaine est particulièrement sensible après l'effroi qu'a suscité le recours à la bombe atomique dans ce conflit. Les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki, qui ont eu lieu respectivement le 6 et le 9 août 1945, sont responsables à eux seuls de cent à deux cent mille morts. Pour la première fois, l'humanité dispose d'une arme de taille relativement modeste possédant un pouvoir de destruction phénoménal. Avec ce type d'armement, elle touche désormais du doigt la capacité de provoquer sa propre extinction. L'équilibre de la terreur par la course aux armements qui caractérise la guerre froide et qui se prépare au moment où Sartre écrit, lui donne plutôt raison.

Pour Sartre, ce nouveau pouvoir implique une plus grande responsabilité de l'humanité vis-à-vis d'elle-même : "cette petite bombe [...] nous met tout à coup face à nos responsabilités". En même temps, qu'elle fait apparaître la vanité de toute réflexion philosophique ("tout semble vain"), ce fait majeur que l'humanité puisse s'autodétruire met fin aux questionnements sur la destinée de l'homme et du sens de l'Histoire. Etant donné que la prochaine guerre mondiale pourrait bien être la dernière, il s'agit plutôt de se poser la seule vraie question qui importe désormais : est-ce que l'homme veut continuer à vivre ?

"Il fallait bien qu'un jour l'humanité fût mise en possession de sa mort" souligne Sartre. Cette possession pourrait bien être l'occasion pour elle de prendre conscience de son essentielle fragilité. Jusqu'à présent, les guerres n'étaient que "de petits trous en entonnoirs, vite comblés". L'humanité était protégée par le nombre, la "foule". La puissance de destruction de la bombe atomique réduit à néant cette protection. Comme au Moyen Âge où l'Apocalypse était attendue parce qu'annoncée dans la Bible, l'humanité vit à nouveau dans l'angoisse de sa survie : "nous voilà ramenés à l'An Mil, chaque matin nous serons à la veille de la fin des temps". L'histoire dispose à nouveau d'une fin, mais d'une fin laïque et que nous avons désormais entre nos mains. 

A la mort de Dieu succède donc la mort de l'homme. La mort de Dieu annoncée dans le Gai savoir (§ 125) par Nietzsche symbolisait la fin de l'influence structurante de la religion chrétienne sur nos vies et l'entrée en crise des valeurs morales qu'elle portait. La mort de l'homme annoncée par Sartre est la disparition de l'homme en tant qu'espèce naturelle. L'homme échappe au règne de la nature : "il n'y a plus d'espèce humaine". L'homme n'est plus homme du fait seulement de sa naissance, mais parce qu'il décide lui-même de prolonger sa vie. Sa disparition ne dépend plus seulement d'une fin naturelle. Il dispose désormais lui-même de sa propre fin. 

Pour Sartre, la liberté humaine apparaît d'autant plus radicale : "ma liberté est plus pure". Se débarrasser de Dieu et de l'homme, c'est se débarrasser des "témoins perpétuels". Aucune instance transcendante telle que l'humanité de l'homme ou sa relation avec le divin ne peut lui imposer une fin. L'homme ne peut plus témoigner que devant lui-même. Je suis contraint à être "en ce jour même et dans l'éternité, mon propre témoin". A une époque où le suicide de l'humanité est possible, l'homme arraché de la fin que lui assignait Dieu ou la nature, se redécouvre une liberté absolue. Situé "au-dessus du règne naturel", il "est responsable de sa vie et de sa mort". Il doit désormais assumer et sa vie et sa mort, décider par lui-même de ce qu'elles seront.

6/ Une certaine qualité de subjectivité

Dans Histoire et vérité, (1955) Paul Ricoeur (1913-2005) repose la question de la vérité dans la connaissance de l'histoire. Dans une étude de ce recueil intitulée "Objectivité et subjectivité en histoire", il s'intéresse plus particulièrement à l'exigence d'objectivité du métier d'historien et se demande si l'histoire peut se prêter à une connaissance en vérité selon les règles de la pensée objective mise en oeuvre dans les sciences. C'est alors qu'il repère trois attendus à propos des sciences historiques : une certaine objectivité de l’histoire, la subjectivité impliquée de l'historien et le développement, chez le lecteur, d'une subjectivité de haut rang. Il pense ainsi l'histoire comme un tout comprenant la discipline scientifique elle-même, l'historien mais aussi le récepteur, à savoir le lecteur. 


L'histoire comme discipline doit tout d'abord atteindre "une certaine objectivité". L'objectivité scientifique consiste à considérer ce qui existe indépendamment d'un sujet pensant. Or, la difficulté des sciences historiques réside dans le fait qu'elles étudient le passé des sociétés humaines. Pour autant, Ricoeur ne considère pas que l'objectivité en histoire soit radicalement différente de l'objectivité des autres sciences, notamment celles de la nature. Quelle que soit la discipline considérée, il définit l'objectivité comme "ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre". Il précise toutefois qu'il ne s'agit pas d'atteindre le même niveau d'objectivité ("il y autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques") mais qu'il suffit que la méthode suivie ait l'ambition d'atteindre cette dignité.  

Ensuite, à propos de l'historien lui-même, "nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjectivité" affirme Ricoeur. Il y a, d'un côté, la méthode d'un côté et, de l'autre, le sujet qui la met en oeuvre. Mais les deux se trouvent liés. La subjectivité de l'historien n'est pas n'importe quelle subjectivité : c'est celle qui est "appropriée à l'objectivité qui convient à l'histoire". Ricoeur appelle cette subjectivité, "la subjectivité impliquée", c'est-à-dire impliquée par l'objectivité attendue de l'histoire. Autrement dit, le bon historien est celui qui exerce son métier en ayant le souci de concilier sa propre subjectivité avec les attendus de la méthode historique dont on a dit qu'elle devait satisfaire à un certain idéal d'objectivité.

Enfin, le troisième attendu de l'histoire se trouve au niveau du récepteur, le lecteur lui-même. En effet, l'histoire écrite par l'historien doit également être "une histoire des hommes" capable d'aider le lecteur à édifier "une subjectivité de haut rang", c'est-à-dire qu'elle doit l'aider à dépasser sa propre subjectivité pour atteindre celle de l'homme en général. Autrement dit, une histoire réussie doit permettre au lecteur de réaliser un passage "de moi à l'homme" dont les enjeux ne sont plus seulement épistémologiques, c'est-à-dire relatifs à l'histoire comme science, mais philosophiques. La lecture de l'histoire a pour objectif de développer "une subjectivité de réflexion". L'historien qui écrit l'histoire ne doit pas seulement considérer son lecteur comme un scientifique, mais comme un philosophe, c'est-à-dire un lecteur qui construit, pour lui-même, un certain rapport au savoir, un rapport distancié et critique, qui le renseigne sur sa propre humanité.

Par conséquent, cette succession emboîtée d'attendus sur l'histoire permet de la comprendre dans son ensemble :

  • en tant que discipline scientifique tout d'abord, ce qui exige d'elle des attentes notamment concernant sa capacité à procéder méthodiquement, c'est-à-dire aussi clairement de manière à se faire comprendre ; 
  • en tant que métier ensuite, l'historien est celui dont la mission est d'avoir la bonne subjectivité, celle qui permet de rendre compte du passé des sociétés humaines en rendant sensible ce qui fait sens dans l'histoire pour l'humanité ; 
  • en tant que livre enfin car l'historien raconte avant tout une histoire et cette histoire doit permettre au lecteur de construire sa propre réflexion sur les faits passés ("à ses risques et périls" précise toutefois Ricoeur). 


L'historien apparaît ainsi comme un passeur d'humanité dont la méthode est scientifique et l'objectif philosophique.

Conclusion

Avec Thucydide, l'histoire s'affranchit de la tradition des mythes pour entrer dans la voie d'une science : le but de l'historien ne doit pas être de charmer son auditoire, mais de chercher à rapporter, de manière aussi exacte que possible, les actes et les paroles qui ont eu un rôle historique et ce, afin de pouvoir en apprendre davantage sur la manière dont les événements humains se produisent.  

Derrière l'apparent chaos des événements humains, Kant croit déceler un plan caché de la nature qui, de manière discrète, se servirait des conflits, de l'insociable sociabilité humaine, pour faire progresser le droit et la morale. C'est pourquoi il espère l'avènement d'un Etat cosmopolitique universel qui corresponde, pour les différentes nations, au passage d'un état de nature à un état social.

Hegel est le tenant assumé d'une philosophie de l'histoire : la Raison est à l'oeuvre dans l'histoire et s'incarne dans le réel en utilisant les passions. Les passions, notamment celles des grands hommes, sont de puissantes motivations à l'action et c'est par elles qu'ils réalisent de grandes choses, souvent sans s'en rendre compte. Par là, la raison ruse et opère sans se salir les mains. 

Un autre tenant d'une philosophie de l'histoire, Marx a cependant une lecture différente de la conception hégélienne puisque l'histoire est selon lui traversée par une dynamique : celle des antagonismes de classes. Hegel est un idéaliste, Marx un matérialiste : ce ne sont pas les idées qui gouvernent le monde, mais les rapports matériels et leur distribution inégale. 

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les philosophies de l'histoire qui assignent à l'histoire un but semblent fragilisées. Et si la fin de l'histoire était finalement du ressort de l'humanité ? C'est en tout cas ce que pense Sartre après Hiroshima et Nagasaki : l'humanité a maintenant les moyens techniques de se suicider, elle est plus libre et doit donc se montrer plus responsable. 

La fonction de l'histoire se trouve peut être dans les trois attentes mentionnées par Paul Ricoeur : l'objectivité de l'histoire, la bonne subjectivité de l'historien et surtout cette subjectivité de réflexion que doit atteindre son lecteur pour réaliser ce passage de lui-même à l'homme, c'est-à-dire entretenir avec l'histoire un rapport critique et distancié, bref authentiquement philosophique. 

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