mercredi 17 mai 2017

"Les hommes acceptent sans examen les récits des faits passés" 

Commentaire


La Guerre du Péloponnèse (fin du Ve siècle av. J.-C.) narre les premières années du conflit qui a opposé de 431 à 404, les deux grandes cités grecques antiques : Sparte avec la ligue du Péloponnèse et Athènes avec la ligue de Délos. Elle est l'oeuvre de l'historien athénien Thucydide (460-395 av. J.-C.). Elle constitue l'un des premiers textes d'histoire avec l'Enquête (445 av. J.-C.) d'Hérodote qui décrit les guerres médiques opposant les Grecs aux Perses de 490 à 479 av. J.-C. Elle est généralement considérée comme le premier récit historique fidèle et rigoureux, l'ouvrage d'Hérodote étant encore marqué par la mythologie. 

Le texte ci-dessous rassemble trois chapitres (XX, XXI et XXII) tirés du livre I sur les huit que contient l'oeuvre. Il est consacré à l'analyse des causes de la guerre. Cette recherche des causes véritables est tout à fait inédite à l'époque dans l'analyse historique. Thucydide étudie comment Athènes, dans les cinquante années qui ont suivi la victoire sur les Perses, est parvenue à constituer un empire dont l'accroissement inquiétait les Lacédémoniens, poussant ainsi ces derniers à déclencher la guerre, suivis par leurs alliés, qui craignaient pour leur indépendance. L'explication classique par les griefs de chaque camps laisse la place à une analyse qui tient compte de la situation politique, ainsi que du contexte socio-économique. Les causes des événements ne sont plus à rechercher en dehors du monde humain, mais à l'intérieur de celui-ci, tenant compte des ambitions des cités et de leurs dirigeants. 


Thucydide porte un regard critique sur la manière dont ses contemporains se rapportent à l'histoire : "les hommes acceptent sans examen les récits des faits passés". Or, on a tout intérêt à bien connaître l'histoire, non seulement de son propre pays, mais aussi des autres nations, notamment celles à qui on s'oppose. Pour cela, il faut se rapporter à des faits exacts et pas à des rumeurs que l'on colporte sans en connaître l'origine. Thucydide cite notamment la méconnaissance par ses concitoyens du nombre exact de suffrage dont disposent les rois de Sparte (cette cité grecque était gouvernée par deux rois mais c'est l'Assemblée - réunion de tous les citoyens - qui votait la guerre, les deux rois n'ayant qu'une seule voix). Thucydide regrette ainsi "avec quelle négligence la plupart des gens recherchent la vérité". Il déplore ainsi le manque d'esprit critique. 


A l'opposé, il propose la mise en place d'une méthode rigoureuse dans la recherche de la vérité historique. Il souhaite tout d'abord écarter les ressources poétiques, c'est-à-dire romancées narrant les exploits de tel héros ou de telle armée : "on n'accordera pas de confiance aux poètes, qui amplifient les événements". On pense notamment à Homère et au récit mythique qu'il donne de la guerre de Troie. Thucydide se méfie également du récit des "logographes" qui sont les premiers historiens, prédécesseurs d'Hérodote ayant tendance à recourir à des effets de style pour "charmer les oreilles" plutôt que de soucier de la vérité. Enfin, il invite au détachement par rapport au récit que les hommes font des événements dont ils sont parties prenantes car ils ont tendance à en grossir l'importance : "les hommes engagés dans la guerre jugent toujours la guerre qu’ils font la plus importante". Il note corrélativement un penchant pour la nostalgie, les hommes jugeant les exploits du passé plus grands que ceux du présent. 

L'historien doit aussi accepter ses propres limites car il n'est pas possible de tout raconter avec une exactitude qui soit irréprochable. Toutefois, son travail doit consister à "restituer le plus fidèlement possible la pensée complète des paroles exactement prononcées". Pour cela, il doit privilégier deux sources : la première est le témoignage même de l'historien qui a pu observer et constater par lui-même les faits qu'il raconte ; la seconde est la recherche d'informations aussi exactes possibles. Dans ce dernier cas, il faut souvent concilier des témoignages qui peuvent se contredire, opérer des recoupements, noter ce qui dans le discours peut être sujet à caution parce que lié à un intérêt partisan, ou bien prendre en considération la qualité du souvenir qui est rapporté si celui-ci est trop approximatif. 

La méthode historique proposée par Thucydide ne vise pas l'agrément. Il cherche à établir "une œuvre d’un profit solide et durable plutôt qu’un morceau d’apparat composé pour une satisfaction d’un instant". L'absence de merveilleux peut dans un premier temps décontenancer un lecteur qui se rapporterait à l'histoire pour rêver ou glorifier les grands héros. Mais pour celui qui ambitionne de connaître le passé et de se préparer face aux évènements qui se produiront à l'avenir, il peut retirer d'une histoire rigoureuse et véridique un grand profit. L'ambition de Thucydide demeure de dégager ce qu'il appelle "la loi des choses humaines", c'est-à-dire de comprendre le passé afin de mieux anticiper le futur. Les faits historiques reviennent, non pas exactement de la même façon, mais sous une forme analogue. S'efforcer de les analyser sur le plan historique permet ensuite de comprendre ce qui peut advenir. 

Texte

"XX. - Tel était, d'après mes recherches, l'antique état de la Grèce. Car il est difficile d'accorder créance aux documents dans leur ensemble. Les hommes acceptent sans examen les récits des faits passés, même ceux qui concernent leur pays. Ainsi la majorité des Athéniens s'imagine que c'est Hipparque, qui, parce qu'il était au pouvoir, a péri sous les coups d'Harmodios et d'Aristogiton ; ils ignorent que c'est Hippias, l’aîné des fils de Pisistrate, qui était à la tête du gouvernement ; Hipparque et Thessalos étaient ses frères. Le jour proposé pour le meurtre et au moment même d'agir, Harmodios et Aristogiton soupçonnèrent que quelques-uns des conjurés avaient prévenu Hippias ; aussi ne l'attaquèrent-ils pas, puisqu'ils le supposaient averti ; mais ne voulant pas être pris sans avoir rien fait, ils tuèrent Hipparque, qu'ils avaient rencontré près du temple du Léocorion, au moment où il organisait la procession des Panathénées. Sur bien d'autres questions contemporaines, je dis bien sur des questions que le temps n'a pu faire oublier, le reste de la Grèce n'a pas d'idées exactes : on s'imagine que les rois de Sparte disposent de deux et non d'un seul suffrage ; qu'ils ont à leur disposition un corps de troupes formé de la tribu de Pitanè ; ce qui n'a jamais eu lieu. On voit avec quelle négligence la plupart des gens recherchent la vérité et comment ils accueillent les premières informations venue.

XXI.- D’après les indices que j’ai signalés, on ne se trompera pas en jugeant les faits tels à peu près que je les ai rapportés. On n’accordera pas la confiance aux poètes, qui amplifient les événements, ni aux logographes qui, plus pour charmer les oreilles que pour servir la vérité, rassemblent des faits impossibles à vérifier rigoureusement et aboutissent finalement pour la plupart à un récit incroyable et merveilleux. On doit penser que mes informations proviennent des sources les plus sûres et présentent, étant donné leur antiquité, une certitude suffisante.

Les hommes engagés dans la guerre jugent toujours la guerre qu’ils font la plus importante, et quand ils ont déposé les armes, leur admiration va davantage aux exploits d’autrefois ; néanmoins, à envisager les faits, cette guerre-ci apparaîtra la plus grande de toutes.

XXII.- Pour ce qui est des discours tenus par chacun des belligérants, soit avant d’engager la guerre, soit quand celle-ci était déjà commencée, il m’était aussi difficile de rapporter avec exactitude les paroles qui ont été prononcées, tant celles que j’ai entendues moi-même que celles qu’on m’a rapportées de divers côtés. Comme il m’a semblé que les orateurs devaient parler pour dire ce qui était le plus à propos, eu égard aux circonstances, je me suis efforcé de restituer le plus fidèlement possible la pensée complète des paroles exactement prononcées.

Quant aux événements de la guerre, je n’ai pas jugé bon de les rapporter sur la foi du premier venu, ni d’après mon opinion ; je n’ai écrit que ce dont j’avais été témoin ou pour le reste ce que je savais par des informations aussi exactes que possible. Cette recherche n’allait pas sans peine, parce que ceux qui ont assisté aux événements ne les rapportaient pas de la même manière et parlaient selon les intérêts de leur parti ou selon leurs souvenirs variables. L’absence de merveilleux dans mes récits les rendra peut-être moins agréables à entendre. Il me suffira que ceux qui veulent voir clair dans les faits passés et, par conséquent, aussi dans les faits analogues que l’avenir selon la loi des choses humaines ne peut manquer de ramener jugent utiles mon histoire. C’est une œuvre d’un profit solide et durable plutôt qu’un morceau d’apparat composé pour une satisfaction d’un instant."

- Thucydide, La Guerre du Péloponnèse (431-404), trad. Jean Voilquin, 1966, Livre I, Chapitres XX à XXII, Flammarion, coll. GF-Flammarion, 1991, p. 41-42.

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