mercredi 26 avril 2017

"Nous ne nous tenons jamais au temps présent"

Commentaire

Les Pensées (1670) sont un recueil de fragments et d'aphorismes rassemblés de Blaise Pascal (1623-1662). Elles sont à l'origine destinées à fournir la matière d'un livre dont l'objet est une apologétique chrétienne, c'est-à-dire un écrit en faveur de la justification et de la défense de la religion chrétienne. L'un des thèmes chers à Pascal est celui du divertissement : l'homme ne supportant pas de demeurer seul face à lui-même, se livre à des occupations futiles afin de se détourner de sa condition mortelle et misérable. 

Le texte ci-dessous constitue le fragment 43 dans l'édition Le Guern. Il traite de la manière dont l'homme vit dans le temps. Selon Pascal, l'homme tend à oublier le moment qu'il vit au profit des moments dont il se rappelle ou de ceux qu'il entrevoit. Préoccupé du passé ou du futur, il ne coïncide jamais avec le moment présent. Cette absence de coïncidence est à mettre en relation avec la notion de divertissement mais aussi avec celle de vanité qui conduit l'homme à prétendre à davantage que ce qu'il possède, souvent pour son propre malheur. 

A la manière d'un Horace pessimiste, lequel dans son Ode I, 11 à Leuconoé intimait de cueillir le jour ("carpe diem"), Pascal regrette notre incapacité à profiter du présent : "nous ne nous tenons jamais au présent". Le verbe "nous ne nous tenons" est ici à comprendre en deux sens : d'une part, nous ne parvenons pas à nous en tenir seulement au présent, à nous contenter du présent, et d'autre part, nous ne nous tenons jamais vraiment dans le présent, puisque nous ne parvenons jamais à en faire une fin de notre comportement. 

En effet, dans son expérience du temps, la conscience se tient toujours selon Pascal entre deux extrémités : soit elle regarde impatiemment vers l'avenir, soit elle se tourne nostalgiquement vers le passé. Autrement dit, l'expérience du temps que fait la conscience ne colle jamais au présent, mais se détourne, se divertit au sens étymologique du latin divertere (se détourner). Pascal qualifie ce comportement d'imprudent et de vain. Il est imprudent puisque dans les deux cas, la conscience se perd. Le seul temps qu'elle possède est celui du présent. Et il est vain, dans la mesure où ce sont des moments qui n'existent plus ou pas, ce qui nous détourne du seul temps qui subsiste, à savoir le présent lui-même. 

La raison qui explique cette fuite en arrière ou en avant est que "le présent d'ordinaire nous blesse". Se tenir au présent est une source d'affections pénibles : ou bien nous sommes mal et nous nous détournons de lui, ou bien nous sommes bien et alors nous avons peur qu'il s'évanouisse. Cette peur d'un bonheur évanescent nous conduit à des calculs : nous soutenons le présent par l'avenir, c'est-à-dire que, même dans un moment présent agréable, notre pensée est préoccupée par l'idée de préserver pour l'avenir ce moment, ce qui nous empêche d'en profiter pleinement. Or remarque Pascal, nous remettons ainsi les choses "pour un temps où n'avons aucune assurance d'arriver". En d'autres termes, nous faisons semblant de ne pas voir notre condition mortelle. 

Pascal invite à l'introspection pour que chacun puisse se rendre compte par lui-même de la véracité de ce qu'il avance : "que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l'avenir". La conscience se trouve en permanence en avant ou en arrière d'elle-même. Et lorsque nous pensons au présent, en réalité, nous n'y pensons que pour mieux disposer de l'avenir. Il y a là une dimension qui tient à la vanité humaine, la vanitas (au sens latin du terme) désignant le vide d'un être dont les ambitions apparaissent comme si démesurées qu'elles en deviennent risibles. Croire que nous pourrons disposer à volonté de l'avenir, c'est être vaniteux car nous n'avons aucune garantie de vivre jusque là. 

Ainsi conclut Pascal, "le présent n'est jamais notre fin". Notre unique et véritable fin est l'avenir, les autres temps ne sont que des moyens pour y parvenir. L'homme se détourne du présent et est obnubilé par le bonheur prochain. Dans ces conditions, Pascal estime le bonheur impossible : "nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais". De la même manière que nous ne parvenons jamais à nous tenir au présent, nous ne parvenons jamais au bonheur, dont la condition serait une coïncidence avec le présent. La nature de la conscience qui est de se rapporter au passé ou au futur fait que l'homme se trouve condamné à ne jamais coïncider avec le moment présent. En se préparant incessamment au bonheur, croyant faire son bien, il augmente en réalité sa propre misère. 

La conscience pascalienne est une conscience malheureuse : l'homme est incapable de jouir du moment présent parce qu'irrémédiablement tourné vers l'avenir ou préoccupé du passé. Sur ce thème de la conscience malheureuse, Pascal rejoint Montaigne (Essais I, 3, "Nos affections s'emportent au-delà de nous") qui écrit : "nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au delà. La crainte, le désir, l'espérance, nous élancent vers l'avenir et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus". Le sage pour Montaigne approfondit le présent pour en jouir davantage, il se tient au présent pour goûter le bon temps dans sa plénitude. Pour Pascal, ce bonheur semble en revanche une impossibilité tant qu'il est recherché. 

Texte

"Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. 

C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais."

- Blaise Pascal, Pensées (1670), 43 (Le Guern), in Oeuvres philosophiques, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 2000, t. II, p. XXX-XXX.

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