lundi 27 février 2017

"Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui"

Commentaire

L'Être et le néant (1943) est, comme l'indique son sous-titre, un Essai d'ontologie phénoménologique. S'inscrivant dans la lignée de la phénoménologie husserlienne, Sartre part de l'idée que toute conscience est toujours conscience de quelque chose. Mais il remarque aussi que cette conscience est, en même temps, conscience de ce qu'elle n'est pas, conscience de son néant. L'homme se trouve donc placé face à lui-même et son mode d'être est radicalement différent de celui des choses qui l'entourent : alors que leur essence résume ce qu'elles sont, chez l'homme, l'existence précède l'essence. Autrement dit, l'homme doit composer avec une liberté fondamentale qui ne lui dicte rien. Exister, c'est avoir à être, c'est devoir se construire librement et indépendamment de toute nécessité.

Le texte ci-dessous est extrait de la troisième partie des quatre parties que compte l'ouvrage et qui est intitulée "Le pour autrui". Le chemin de pensée est le suivant : tout d'abord, Sartre part de la conscience qu'il relie au problème du néant (toute conscience est conscience de quelque chose et conscience de n'être pas cette chose). Sartre poursuit son analyse et en arrive au pour soi qui est la manière d'être de l'existant humain : manque d'être, il est incapable de coïncider avec lui-même, c'est là le fondement ontologique de la conscience. Enfin, il aboutit au pour autrui : c'est autrui qui permet à la conscience de revenir à soi. L'exemple de la honte sert justement à montrer qu'autrui est le seul moyen pour la conscience de devenir conscience de soi.

Ordinairement, la honte est un sentiment désagréable qui résulte de la prise de conscience d'un abaissement du sujet dans l'opinion d'autrui. Dans l'expérience de la honte, autrui est indispensable et c'est pour cette raison que Sartre va recourir à elle. Son objectif est d'éviter le solipsisme, attitude métaphysique qui pose chaque conscience comme enfermée dans son monde. L'expérience de la honte telle que la décrit Sartre vise à montrer ce qui se passe lorsqu'autrui me voit commettre un acte honteux. Il distingue tout d'abord la honte des phénomènes de réflexion.

Un phénomène de réflexion consiste pour la conscience à opérer un retour sur elle-même. Classiquement, la honte fait partie de ce que les Allemands appellent Erlebnis, c'est-à-dire, de l'expérience vécue, elle peut donc faire l'objet d'une réflexion. En outre, ajoute Sartre "sa structure est intentionnelle", on a toujours honte de quelque chose et, en l'occurrence, honte de soi : "la honte réalise donc une relation intime de moi avec moi" conclut-il, ce qui signifie que la conscience prend conscience de ce qu'elle est à travers la honte. L'écart entre le soi et le soi-même se réduit avec la honte en ce que le sujet opère un retour sur lui-même.

Pour autant, Sartre avance l'idée que "la honte n'est pas originellement un phénomène de réflexion". Son affirmation découle de l'observation suivante : la honte n'est pas un phénomène solitaire. Elle n'engage pas seulement une relation de soi à soi-même. On n'a jamais honte seul. Sartre écarte le sentiment de la honte que peut ressentir le moine solitaire reclus dans un monastère. Il affirme au contraire que "la honte dans sa structure première est honte devant quelqu'un". Il fait la différence entre :
  • commettre une action honteuse, la vivre "sur le mode du pour soi", c'est-à-dire ressentir tout bonnement de la honte et 
  • le fait même de prendre conscience que ce que l'on a fait est honteux. Autrement dit, la honte ne vient véritablement que lorsque je comprends qu'autrui m'a vu : "je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j'ai honte".

La honte que l'on ressent lorsque nous sommes surpris par autrui n'est pas de nature réflexive. Un sujet peut avoir honte de ce qu'il a fait, il ne prend vraiment conscience de sa honte que lorsqu'il subit le regard d'autrui : "autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui". C'est donc autrui qui permet de prendre conscience de la honte, c'est autrui qui réduit l'écart entre le moi et le moi-même, entre la conscience et la conscience de soi. Autrui regarde ma propre conscience comme un objet. Ainsi, le sujet que je suis est conduit à s'objectiver (je me regarde comme l'autre me regarde) et je prend ainsi conscience que je puis être jugé et me juger moi-même par rapport à autrui.

Mais est-ce à dire alors que le sujet se voit comme autrui le voit ? Non pour Sartre. On n'a pas accès à la conscience d'autrui. Un sujet ne sait jamais comment autrui se représente ce qu'il est. Ce n'est donc pas face à une mauvaise image de soi qu'on a honte. Sartre reprend l'exemple du mauvais portrait : le portrait mal fait, il est possible de le mettre à distance. Or, dans la honte, quelque chose atteint au plus profond de lui le sujet, quelque chose qui va au-delà de son image. Il y a en effet "reconnaissance", c'est-à-dire que le sujet se reconnaît immédiatement comme origine de l'action honteuse. Autrement dit, la honte consiste en la reconnaissance que le sujet est bien comme autrui le voit et pas seulement une réflexion de son image. Autrui n'est donc pas qu'un être extérieur au sujet, son regard conduit à transformer le sujet de l'intérieur. Le pour autrui est donc une dimension fondamentale et constitutive du sujet.

Texte

"Considérons, par exemple, la honte. Il s’agit d’un mode de conscience dont la structure est identique à toutes celles que nous avons précédemment décrites. Elle est conscience non positionnelle (de) soi comme honte et, comme telle, c’est un exemple de ce que les Allemands appellent « Erlebnis », elle est accessible à la réflexion. 

En outre sa structure est intentionnelle, elle est appréhension honteuse de quelque chose et ce quelque chose est moi. J’ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j’ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n’est pas originellement un phénomène de réflexion. 

En effet, quels que soient les résultats que l’on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j’ai honte. 

II est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive : dans le champ de ma réflexion je ne puis jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et, par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. 

Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit."

- Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, Troisième partie : "Le pour autrui", Chapitre I : "L'existence d'autrui", I : "Le problème", Tel, Gallimard. 

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