jeudi 19 janvier 2017

"Si l’œil veut se voir lui-même, il faut qu’il regarde un autre œil"

Commentaire

Il existe deux Alcibiade : le Premier Alcibiade, aussi appelé Alcibiade majeur est un dialogue platonicien qui porte principalement sur les qualités que doit posséder un homme politique. Le Second Alcibiade, aussi appelé Alcibiade mineur, porte sur la prière. C'est un dialogue attribué à Platon mais considéré par certains traducteurs (Victor Cousin notamment) comme apocryphe, c'est-à-dire que l'on n'en connait pas l'auteur avec certitude (Xénophon pourrait l'avoir écrit). L'ordre premier ou second distinguant ces deux dialogues ne repose pas sur une chronologie mais sur la qualité intrinsèque de ces dialogues, l'Alcibiade majeur exposant quelques-uns des thèmes fondamentaux de la pensée platonicienne alors que le mineur comporte plusieurs obscurités et même des contradictions avec cette pensée.

Le texte ci-dessous est extrait du Premier Alcibiade sous-titré Sur la nature de l'homme. Ce dialogue met en scène Socrate et Alcibiade, un jeune homme ambitieux qui envisage de faire carrière en politique. Socrate affirme être le seul en mesure de le former convenablement. Il lui montre tout d'abord que la politique exige une connaissance du juste et que le juste et l'utile sont une seule et même chose : tout ce qui est beau est bon et inversement. Il l'invite ensuite à se connaître lui-même avant de gouverner. Pour Socrate en effet, on ne peut pas s'occuper des affaires des autres si on ne se connaît pas soi-même. Il invite donc Alcibiade à réfléchir sur la fameuse inscription qui se trouve sur le fronton du temple de Delphes : "connais-toi toi-même". 

Socrate lui propose une interprétation de ce précepte en recourant à la comparaison de l'oeil. La connaissance et la vision sont ainsi mises sur le même plan : "connais-toi toi-même" et "vois-toi toi-même". La connaissance de soi-même constitue une démarche similaire à l'action qui consiste à se regarder soi-même dans un miroir. C'est en quelque sorte une vision de soi-même. Or comment peut-on se voir soi-même ? Il faut pour cela nécessairement un objet qui permette de voir un reflet de soi-même comme par exemple "un miroir"

Socrate remarque que l'oeil est justement un objet de cette sorte : lorsqu'on regarde une autre personne dans les yeux, il est possible de voir son propre reflet : "le visage de celui qui regarde dans l’œil d’un autre se montre dans la partie de l’œil qui lui fait face, comme dans un miroir". Cette partie de l'oeil est la pupille, c'est-à-dire le trou noir qui se trouve au centre de l'iris, et qui permet de voir son propre reflet dans l'oeil d'autrui. 

A quoi renvoie cette comparaison de l'acte de se connaître avec celui de se voir soi-même ? L'oeil apparaît souvent comme une métaphore de ce qui connaît. On en retrouve la trace dans le symbole de l'oeil de la Providence que l'on retrouve au verso du billet de 1 dollar américain et qui renvoie à l'omniscience divine. Voir et savoir sont deux actes qui fonctionnent de manière analogique chez Platon : l'oeil qui veut se voir lui-même doit regarder la partie où se trouve "la vertu de l'oeil", c'est-à-dire la vision et qui est identifiée comme étant la pupille. De même, l'âme qui souhaite se connaître doit se regarder dans une autre âme, et plus particulièrement dans la partie de cette âme qui correspond à sa vertu, c'est-à-dire à ce qui excelle dans l'âme, à savoir selon Platon "la sagesse". 

Par la comparaison de l'oeil, Socrate suggère que l'entreprise de connaissance de soi passe par autrui : "si [...] l’œil veut se voir lui-même, il faut qu’il regarde un autre œil". On a donc besoin d'autrui pour se connaître soi-même. La méthode socratique qui consiste à emprunter la voie du dialogue met en application cette théorie. La dialectique est l'art de la discussion qui permet de monter progressivement, par un jeu de questions réponses, vers les essences, c'est-à-dire les Idées des choses, et de les connaître telles qu'elles sont réellement.  

Cette partie de l'âme où réside la sagesse (et qui est aussi la partie où l'on trouve "la connaissance" et "la pensée") ressemble, selon Socrate, "au divin". Ainsi conclut-il : "si l’on regarde cette partie et qu’on y voie tout ce qu’elle a de divin, Dieu et la pensée, c’est alors qu’on est le mieux à même de se connaître". Si l'oeil d'autrui est un miroir, il est en réalité un miroir imparfait puisque le reflet y est impur, imprégné de l'objet, de l'oeil d'autrui. Le miroir parfait est celui qui parvient à se faire oublier en tant qu'objet, celui qui est d'une neutralité telle que seul ce qui se reflète apparaît à l'intérieur. Dieu a cette fonction dans cette comparaison : il est le miroir parfait de l'âme humaine. 

Socrate affirme donc que c'est "en regardant Dieu que nous trouverons le plus beau miroir des choses humaines pour reconnaître la vertu de l’âme, et c’est ainsi que nous pourrons le mieux nous voir et nous connaître nous-mêmes". Mais attention, il ne s'agit pas là d'une invitation à rechercher le Dieu d'une religion ou bien à sombrer dans un quelconque mysticisme : le divin pour Platon, c'est à la fois les dieux et les démons du monde grec, mais aussi l'espèce intellective de l'âme, c'est-à-dire ce qui permet à chacun d'atteindre le savoir et de percevoir les Idées. C'est donc à l'intelligence d'autrui qu'il faut s'adresser pour se connaître soi-même et déterminer ce qui fait la vertu, autrement dit l'excellence, de l'âme humaine. 

Texte

"- SOCRATE : Réfléchis avec moi. Si ce précepte ["Connais-toi toi-même"] s’adressait à notre œil comme à un homme et lui disait : « Vois-toi toi-même », comment interpréterions-nous ce conseil ? Ne serait-ce pas de regarder un objet où l’œil se verrait lui-même ?

- ALCIBIADE : Évidemment.

- SOCRATE : Cherchons donc parmi les objets celui qu’il faut regarder pour voir en même temps cet objet et nous-mêmes ?

- ALCIBIADE : C’est évidemment, Socrate, un miroir ou un objet semblable.

- SOCRATE: C’est juste. Et dans l’œil par lequel nous voyons, n’y a-t-il pas aussi quelque chose de cette sorte ?

- ALCIBIADE : Assurément.

- SOCRATE : Eh bien, as-tu remarqué que le visage de celui qui regarde dans l’œil d’un autre se montre dans la partie de l’œil qui lui fait face, comme dans un miroir. C’est ce que nous appelons pupille, parce que c’est une sorte d’image de celui qui regarde dedans.

- ALCIBIADE : C’est exact.

- SOCRATE : Donc un œil qui regarde un autre œil et qui se fixe sur ce qu’il y a de meilleur en lui, ce par quoi il voit, peut ainsi se voir lui-même.

- ALCIBIADE : Évidemment.

- SOCRATE : Mais s’il regarde quelque autre partie du corps ou quelque autre objet, hors celui auquel il ressemble, il ne se verra plus.

- ALCIBIADE : Tu dis vrai.

- SOCRATE : Si donc l’œil veut se voir lui-même, il faut qu’il regarde un autre œil et dans cet endroit de l’œil où se trouve la vertu de l’œil, c’est-à-dire la vision ?

- ALCIBIADE : C’est bien cela.

- SOCRATE : Eh bien, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se reconnaître, devra, n’est-ce pas ? regarder une âme et surtout cet endroit de l’âme où se trouve la vertu de l’âme, la sagesse, ou tout autre objet qui lui est semblable.

- ALCIBIADE : Il me le semble, Socrate.

- SOCRATE : Or, dans l’âme, pouvons-nous trouver une partie plus divine que celle où résident la connaissance et la pensée ?

- ALCIBIADE : Nous ne le pouvons pas.

- SOCRATE : C’est donc au divin que ressemble cette partie de l’âme et, si l’on regarde cette partie et qu’on y voie tout ce qu’elle a de divin, Dieu et la pensée, c’est alors qu’on est le mieux à même de se connaître.

- ALCIBIADE : Il y a bien de l’apparence, Socrate.

- SOCRATE : N’est-ce point parce que, comme les miroirs sont plus clairs, plus purs et plus lumineux que le miroir de l’œil, de même Dieu est plus pur et plus lumineux que la partie la meilleure de notre âme ?

- ALCIBIADE : Il le semble, Socrate.


- SOCRATE : C’est donc en regardant Dieu que nous trouverons le plus beau miroir des choses humaines pour reconnaître la vertu de l’âme, et c’est ainsi que nous pourrons le mieux nous voir et nous connaître nous-mêmes."

- Platon, Premier Albicibiade. Sur la nature de l'homme, trad. E. Chambry.

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