jeudi 1 décembre 2016

"Les sens ne trompent pas"

Commentaire 

La Critique de la raison pure (1781) est un ouvrage d'Emmanuel Kant (1724-1804) dont l'ambition est de refonder le savoir suite à l'analyse par David Hume de la causalité. Selon ce dernier, la causalité ne serait que l'effet de l'habitude en sorte qu'aucun savoir ne pourrait jamais être tenu pour assuré définitivement. Mais une telle conception revient à réduire la connaissance à l'expérience. La perspective critique de Kant est différente dans la mesure où une connaissance n'est véritable qu'à condition qu'elle prenne sa source à la fois dans la sensibilité et dans l'entendement. Certes, l'expérience n'est pas moins nécessaire pour connaître, mais celle-ci n'est rien sans une mise en forme préalable de l'objet qui est donné par les sens. Un objet est donné à la sensibilité sous forme d'intuitions sensibles, mais il est aussi pensé par l'entendement sous forme de concept.

Le texte ci-dessous se trouve au début de l'introduction à la "Dialectique transcendantale". La Critique de la raison pure se compose d'une esthétique transcendantale qui met au jour l'espace et le temps comme les deux formes pures de l'intuition et d'une logique qui elle-même se compose d'une analytique consacrée aux principes de l'entendement pur et d'une dialectique portant sur les antinomies de la raison pure. L'enjeu pour Kant est de comprendre ce qu'il se passe lorsque l'esprit cherche à connaître en s'aventurant en dehors des bornes de l'expérience. Dans la Préface, il explique que la métaphysique qui s'occupe des objets qui ne sont pas appréhendables physiquement, est un champ de bataille et que personne n'est encore parvenu à des connaissances certaines dans ce domaine. Cet échec n'est pas à attribuer aux sens.

Devant une illusion d'optique, on a tendance à penser que les sens peuvent parfois être trompeurs. Mais encore faudrait-il que les sens soient capables de jugement, ce qui n'est pas le cas. Pour Kant, les sens "ne jugent pas du tout". Il prend ainsi le contrepied de Descartes qui, dans les Méditations métaphysiques (I), avait affirmé avoir "quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs". Mais pour Kant, les sens sont une simple représentation de l'objet alors que le jugement est un acte de l'esprit. Kant définit le jugement comme "le rapport de l'objet à notre entendement". Juger revient à saisir un objet par la pensée, à traduire une intuition en concept. Il ne peut exister de proposition vraie ou fausse que dans cette opération de jugement. Si l'on se trompe sur ce que l'on pense pouvoir déduire de ce que les sens nous transmettent, c'est à cause du fait que nous jugeons trop hâtivement qu'il doit en être comme les sens le suggèrent, ce qui revient à juger d'après les apparences. Certes, les sens ne trompent pas, mais les apparences, elles, sont trompeuses.

Derrière cette affirmation que les sens ne sont pas trompeurs, il s'agit en réalité pour Kant de préserver les deux seules sources de connaissance que nous avons à notre disposition : l'entendement et la sensation. En lui-même, l'entendement n'est pas fautif, il est une faculté de connaître, il produit des concepts au moyen desquels il est possible d'émettre un jugement. Les lois de l'entendement renvoient aux catégories qui sont les formes du jugement. Appliquées à des intuitions, elles permettent de constituer des connaissances. Parallèlement, en elle-même, la sensation n'est pas fautive, elle est la représentation d'un objet par les sens. Les sens en eux-mêmes ne jugent pas : "il n'y a point en eux de jugement".

Si aucun d'eux n'est en soi trompeur, d'où provient donc l'erreur ? Elle "ne peut être produite que par une influence inaperçue de la sensibilité sur l'entendement" répond Kant. Il précise ensuite que "c'est ce qui arrive lorsque des principes subjectifs de jugement se rencontrent avec les principes objectifs et les font dévier de leur destination". Ainsi l'erreur vient du fait que l'on juge d'après des principes subjectifs, c'est-à-dire en suivant des impressions qui nous sont propres et qu'on rationalise ensuite au moyen de principes objectifs, par exemple en généralisant notre propre expérience et en tirant de celle-ci certaines conclusions.

Le § 11 de l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique permet d'éclairer ce passage : il explique qu'il y a en l'homme une tendance à croire que les représentations subjectives se confondent avec l'objectivité ou, en résumé, qu'il en va des choses comme on se les représente soi-même. Kant donne comme exemple plusieurs illusions d'optique : la tour carrée que l'on perçoit ronde de loin, les lointains de la mer qui semblent plus haut que le rivage et la lune qui paraît plus grosse lorsqu'elle se trouve à l'horizon. Dans ces illusions, on finit par "prendre le phénomène pour l'expérience" et croire que les sens nous trompent alors qu'il s'agit en réalité d'une faute de jugement, une "erreur de l'entendement".

Dans une note de la Critique de la raison pure, Kant précise que la sensibilité est la source des connaissances réelles mais à condition qu'elle soit "soumise à l'entendement" car "elle lui fournit l'objet auquel il applique sa fonction". Pour reprendre l'exemple de la tour carrée, l'entendement qui veut appréhender la forme de la tour ne peut se satisfaire d'une vision lointaine. Il doit avoir une intuition correspondant à son concept de carré ou de rond, par exemple en voyant de près la tour, en touchant ses angles, en en faisant le tour. L'entendement va déployer son concept de carré (quatre côté égaux) et vérifier si les règles qu'il contient s'applique au phénomène perçu. La sensibilité est au service de l'entendement et suit un protocole, c'est ce qu'on appelle l'expérience.

Si, en revanche, c'est l'entendement qui se retrouve soumis à la sensibilité, c'est-à-dire si on tire de notre représentation lointaine de la tour une conclusion sur sa forme, donc sans avoir fait l'expérience directe de celle-ci, alors notre jugement risque d'être inexact, voire erroné. Kant identifie ici "le principe de l'erreur" : la sensibilité qui influe sur l'acte même de l'entendement et le détermine à juger à sa place conduit à des jugements faux, d'où l'importance de partir de l'entendement et non de la sensibilité pour réaliser une expérience qui aboutisse à une connaissance.

Texte

"Si donc on peut dire justement que les sens ne trompent pas, ce n’est point parce qu’ils jugent toujours exactement, c’est parce qu’ils ne jugent pas du tout. Par conséquent c’est uniquement dans le jugement, c’est-à-dire dans le rapport de l’objet à notre entendement qu’il faut placer la vérité aussi bien que l’erreur, et partant aussi l’apparence, qui nous invite à l’erreur. Il n’y a point d’erreur dans une connaissance qui s’accorde parfaitement avec les lois de l’entendement. Il n’y a pas non plus d’erreur dans une représentation des sens (puisqu’il n’y a point de jugement). Nulle force de la nature ne peut d’elle-même s’écarter de ses propres lois. Aussi ni l’entendement ni les sens ne sauraient-ils se tromper d’eux-mêmes (sans l’influence d’une autre cause). L’entendement ne le peut pas ; car, dès qu’il n’agit que d’après ses lois, l’effet (le jugement) doit nécessairement s’accorder avec elles. Quant aux sens, il n’y a point en eux de jugement, ni vrai, ni faux. Or, comme nous n’avons point d’autres sources de connaissances que ces deux-là, il suit que l’erreur ne peut être produite que par une influence inaperçue de la sensibilité sur l’entendement. C’est ce qui arrive lorsque des principes subjectifs de jugement se rencontrent avec les principes objectifs et les font dévier de leur destination [1].

[1] La sensibilité, soumise à l’entendement, en tant qu’elle lui fournit l’objet auquel celui-ci applique sa fonction, est la source des connaissances réelles. Mais cette même sensibilité, en tant qu’elle influe sur l’acte même de l’entendement et le détermine à juger, est le principe de l’erreur."

- Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781), "Théorie transcendantale des éléments",  Deuxième partie : "Logique transcendantale", Deuxième division : "Dialectique transcendantale", "Introduction", I, "De l'apparence transcendantale", trad. J. Barni, éd. Germer-Baillière, Paris, 1869, p. 355.

En complément


"§ 11. Les sens ne trompent pas : proposition qui récuse le reproche le plus important, mais aussi, à le bien peser, le plus vain qu'on adresse aux sens ; ce n'est pas qu'ils jugent toujours exactement, mais ils ne jugent pas du tout ; c'est pourquoi l'erreur n'est jamais qu'à la charge de l'entendement. Cependant l'apparence sensible tourne pour l'entendement, sinon à la justification, du moins à l'excuse ; c'est que l'homme en arrive souvent à tenir l'élément subjectif de sa représentation pour l'objectif (la tour éloignée dont on ne voit pas les angles est considérée comme ronde ; les lointains de la mer, qui atteignent le regard par des rayons lumineux plus élevés, sont considérés comme plus hauts que le rivage ; la pleine lune qu'on voit, quand elle monte à l'horizon, à travers un air chargé de vapeurs, bien qu'on la saisisse avec le même angle de vue, est tenue pour plus éloignée, donc pour plus grande que lorsqu'elle est haut dans le ciel) ; et ainsi il en vient à prendre le phénomène pour l'expérience et à tomber par là dans l'erreur, comme en une faute de l'entendement, non comme en une faute des sens.

Voici un blâme que la logique adresse à la sensibilité ; à la connaissance dont elle est le véhicule, on reproche son caractère superficiel (individualité, limitation à l'unique), tandis que l'entendement qui va à l'universel, mais par là doit se prêter à l'abstraction, encourt le reproche d'aridité. L'activité esthétique dont la première exigence est la popularité trace un chemin qui peut échapper à ces deux défauts". 

- Emmanuel Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique (1798), Livre I : "De la faculté de connaître", "Justification de la sensibilité contre la troisième accusation : les sens ne trompent pas", trad. M. Foucault, Vrin, 2002, p. 46-47. 

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