mardi 20 décembre 2016

Cours - La perception

Introduction

La perception renvoie à la façon dont un sujet reçoit le monde extérieur par l'intermédiaire des sens. Toute perception commence par une sensation. Mais la perception ne se limite pas à la sensibilité car elle suppose aussi un travail réflexif. La perception est en quelque sorte déjà un jugement : ce que nous voyons, notre esprit le retraduit inconsciemment. L'illusion d'optique permet de comprendre ce travail inconscient de l'esprit. Dans un trompe l'oeil, nous croyons voir quelque chose qui, en réalité, n'existe pas. La perception se trouve donc au carrefour de la sensation et du jugement. Elle met en relation nos sens et notre propre réflexion sur eux.

Pour autant, que serait une sensation pure, prise indépendamment de tout jugement ? Nous donnerait-elle accès à la vérité nue ? Rien est moins sûr. Une perception conçue comme l'acte par lequel l'esprit organise les sensations et les interprète semble donc relever davantage du mythe que de la réalité. En outre, ce que nous voyons n'est pas toujours l'objet d'une interrogation. Nous ne choisissons pas de nous tromper dans le trompe l'oeil, l'erreur vient du fait que le jugement semble découler de la perception, qu'il se confond en quelque sorte avec elle pour ne faire qu'un. Comment donc penser les rapports de la perception avec la sensation et le jugement ?

Il semble important de rappeler que la perception est le résultat de l'expérience corporelle. Sous son apparente banalité, cette phrase permet de garder à l'esprit qu'il n'existe de perception qu'incarnée dans un sujet et que ce sujet dispose d'une subjectivité qui lui est propre, qui influence également, par voie de conséquence, son jugement sur lui-même et le monde qui l'entoure. La perception s'inscrit dans la logique du vivant, c'est-à-dire influencée par les fonctions vitales et biologiques. Les sens visent moins à nous renseigner sur le monde objectif que sur le moyen d'adapter notre comportement à notre environnement. Comment rendre notre perception des choses davantage conscience d'elle-même ?

1. La perception comme conception

Dans le titre de la Deuxième méditation issue des Méditations métaphysiques (1641), René Descartes (1596-1650) affirme que la nature de l'esprit humain est plus aisée à connaître que le corps. Cette idée nous apparaît paradoxale dans la mesure où nous autres modernes, nous avons beaucoup appris sur le corps grâce aux progrès de la médecine, mais que nous restons dans une certaine ignorance concernant les phénomènes psychiques. Chez Descartes, cette affirmation découle du cogito qui pose comme vérité première la transparence de la substance pensante à elle-même : lorsque je suis en train de penser, j'existe. Le cogito peut ainsi être interprété à la fois comme une intuition ("je suis, j'existe") et comme une déduction ("je pense, donc je suis"), il reste dans tous les cas un acte de l'entendement. Or Descartes estime que l'on ne connaît clairement et distinctement qu'au moyen de l'entendement.

L'exemple du morceau de cire qui se trouve dans cette méditation est célèbre dans l'histoire de la philosophie et permet d'éclairer la conception cartésienne de la substance pensante. A travers lui, Descartes montre qu'une même matière peut faire l'objet de différentes sensations lorsqu'elle subit une modification. La cire d'abeilles n'est pas choisie par hasard : elle change radicalement d'aspect lorsqu'on la chauffe. Lorsqu'on la tire de la ruche, elle conserve son odeur de miel, elle a une certaine couleur, une certaine forme. Elle est dure au toucher et elle rend un son quand on la frappe. Tous les sens, goût, odorat, vue, toucher, ouïe permettent de distinguer qu'elle est de la cire. Mais l'expérience qui consiste à l'approcher du feu conduit à modifier notre perception du morceau du cire : sa saveur s'exhale, son odeur s'évanouit, sa couleur change, sa figure se perd. Comme il chauffe, il n'est plus possible de le toucher et à l'état liquide, il ne rend plus aucun son. Toutes les informations que nous transmettaient les sens sur les qualités du morceau de cire ont changé.

Pourtant, le morceau de cire chaud reste le même morceau que celui qui était froid. D'où la question que se pose Descartes : "qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ?" Il faut d'emblée rejeter l'idée que ce seraient les sens qui nous renseigneraient sur cette identité du morceau de cire : en effet, le goût, l'odorat, la vue, le toucher et l'ouïe ont tous changé. Si l'on examine ensuite le morceau de cire en faisant abstraction de toutes ses qualités contradictoires, que reste-t-il ? "Quelque chose d'étendu, de flexible et de muable" répond Descartes. On le comprend, ce ne sont pas les sens qui nous donnent l'information de ce qu'est la cire, mais une opération consistant à faire abstraction de ses diverses qualités contradictoires et à maintenir uniquement celles qui demeurent. On s'orienterait à ce stade vers une faculté de représentation. Descartes va donc se demander si c'est l'imagination qui permettrait cette opération de connaissance.

L'imagination au sens cartésien n'est pas à comprendre comme une faculté d'invention (ce qu'on appelle plus proprement la fantaisie) mais comme une faculté de se représenter les choses de manière sensible. La réponse est ici encore négative : on conçoit que la cire est flexible et muable, c'est-à-dire capable de recevoir une infinité de variation de formes (ronde, carrée, triangulaire), mais l'imagination ne peut se représenter l'ensemble de ses formes possibles. De même, on conçoit que la cire est étendue, mais cette extension dépend si étroitement de la température à laquelle elle est soumise que l'imagination ne peut envisager toutes les dimensions possibles de cette cire. Bref, l'imagination n'est pas capable de nous renseigner sur ce qu'est la cire en elle-même. Il reste donc plus qu'une seule solution, c'est l'entendement qui permet d'appréhender ce qu'elle est : "je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive".

La cire telle que se la représente l'entendement est la même que celle que l'on connaît au moyen des sens. Mais la différence est que la perception de la cire, ou bien précise Descartes, "l'action par laquelle on l'aperçoit", c'est-à-dire l'action qui permet d'associer plusieurs sensations à un objet précis, d'identifier une matière comme étant un morceau de cire, autrement dit de percevoir et de reconnaître (apercevoir) ce dont il s'agit, relève ni des sens, ni de l'imagination, mais constitue "une inspection de l'esprit". C'est dire donc que seul l'entendement permet de connaître la nature des choses. Il procède pour cela par abstraction, c'est-à-dire par idées. Cette inspection nous dit Descartes, peut être de deux sortes :
  • "imparfaite et confuse" : il y a ici une marge d'erreur possible, ce que nous percevons est encore mal conçu par l'esprit, il faut donc faire fonctionner son jugement, son entendement, en poursuivant l'analyse ;
  • "claire et distincte" : on retrouve là le critère de la vérité pour Descartes, une chose est vraie lorsque mon esprit la conçoit clairement et distinctement, qu'elle devient une évidence, une intuition. Or on parvient à un tel résultat une fois seulement que l'on a étudié attentivement la cire, envisagée ses qualités et déduit lesquelles demeurent quoiqu'il advienne.

Pour Descartes, l'esprit est plus aisé à connaître que le morceau de cire car l'esprit est une présence immédiate à soi. La pensée n'a toujours affaire qu'à elle-même alors que lorsqu'on s'intéresse au monde des objets, il faut patiemment décomposer le réel en idées claires et distinctes. Pour Descartes, la perception est une interprétation, c'est l'entendement qui recompose le donné sensible soit imparfaitement et confusément, soit clairement et distinctement. Cette théorie peut être qualifiée d'intellectualiste dans la mesure où c'est l'intellect qui structure les apparences. La perception et la conception se confondent.

Peu après ce texte, Descartes livre un autre exemple, celui de la vision à travers une fenêtre d'hommes qui passent dans la rue. C'est mon esprit en portant un jugement sur ma perception qui va pouvoir déterminer que les chapeaux et les manteaux recouvrant des automates sont bien des "hommes". Le jugement rend possible la perception en ce qu'il retraduit les sensations en idées. En outre, on peut voir dans cet autre exemple que le "je pense" est premier par rapport aux choses et aux autres hommes. Toute altérité doit donc être considérée comme une donnée externe alors que la conscience est une donnée interne immédiate. C'est pourquoi on a pu reprocher à Descartes de tomber dans une forme de solipsisme, situation métaphysique dans laquelle seul le moi est assuré d'exister, l'existence du monde extérieur (et d'autrui) restant toujours une donnée seconde dans l'ordre de la découverte par rapport à celle de ma propre conscience.

2. Impressions et idées

Dans l'introduction du Traité de la nature humaine (1740), le philosophe empiriste David Hume (1711-1776) critique les disputes philosophiques où l'éloquence l'emporte ("les trompettes, les tambours et les musiciens de l'armée") sur les vrais philosophes ("les hommes en armes qui manient la pique et l'épée"). Au lieu de perdre son temps à de vaines spéculations, Hume se propose de "marcher directement sur la capitale", le centre des sciences, à savoir "sur la nature humaine elle-même" pour ensuite engranger partout ailleurs de faciles victoires. Expliquer les principes de la nature humaine doit permettre ensuite de proposer un système complet des sciences. La connaissance de l'entendement apparaît donc comme un préalable indispensable.

C'est à cette tâche que se consacre le premier livre sur les trois que compte le Traité. En I, 1, 1, son auteur,  commence par établir "l'origine de nos idées". Hume considère tout d'abord que "toutes les perceptions de l'esprit humain se répartissent en deux genres distincts [...] impressions et idées". Notons qu'il s'agit d'une différence de degré et non de nature entre ces deux genres, ils ne sont donc pas opposés. En effet, c'est "le degré de force et de vivacité" qui permet de faire la distinction entre les deux :

  • les impressions : elles sont les perceptions les plus fortes, Hume donne comme exemple les sensations, les passions et les émotions ; 
  • les idées : elles sont des images affaiblies des impressions dans la pensée et le raisonnement, ce sont par exemple les textes philosophiques en eux-mêmes, c'est-à-dire pris indépendamment des sensations et des passions qu'ils pourraient susciter dans l'esprit. 

Pour appuyer sa distinction, Hume en appelle à l'expérience commune : "chacun, de lui-même, percevra facilement la différence entre sentir et penser". En effet, tout le monde peut se rendre compte que sentir l'odeur d'une madeleine trempée dans le thé n'est pas la même chose que se ressouvenir de son parfum. On pourra d'ailleurs fermer les yeux pour tenter de se concentrer et donner plus de force à une idée qui a jadis été une impression.

Malgré tout, Hume souligne que, dans certains cas, impressions et idées peuvent se rapprocher. Comme tout est une question d'intensité, lorsque les idées sont vives, elles peuvent laisser croire qu'elles sont des impressions, c'est le cas notamment pendant le sommeil, lors d'une fièvre, dans la folie ou dans toute émotion violente de l'âme. En outre, une impression faible ou amoindrie pourra avoir quelque ressemblance avec une idée (par exemple, une musique lointaine). 

Ensuite, Hume introduit une autre division entre nos perceptions (qu'elles soient des impressions ou des idées) : 
  • les perceptions simples : elles n'admettent ni division, ni séparation ;
  • les perceptions complexes : elles sont divisibles en différentes parties.

Par exemple, une pomme est une perception complexe qui réunit plusieurs perceptions simples : sa couleur, son goût, son odeur. 

Ces distinctions posées, Hume peut réfléchir à présent aux qualités et aux relations. Il remarque comme "premier fait" la très grande ressemblance entre les impressions et les idées, les idées étant en quelque sorte "le reflet" des impressions. D'où cette conclusion qu'il tire : "toutes les perceptions de l'esprit sont doubles et apparaissent à la fois comme impressions et comme idées". Cette conception est typiquement empiriste : toutes les idées ont pour origine des impressions sensibles. Lorsqu'on ferme ses yeux et qu'on pense à sa chambre, les idées qu'on se forme en son esprit sont les mêmes que les impressions que l'on ressentait. Ainsi, les impressions sont toujours premières, antérieures aux idées auxquelles elles correspondent.

Par conséquent, il est possible de mettre en place un principe de vérification philosophique qui va consister à décomposer les idées complexes en idées simples, puis à retrouver les impressions simples derrière les idées simples. En outre, il n'y a plus de rapport problématique comme chez Descartes à une réalité extérieure, posée comme se trouvant en dehors de l'esprit : l'esprit étant lui-même un ensemble de perceptions, le réel se confond avec nos impressions, il appartient à notre vie mentale. Enfin, l'imagination et l'entendement ne sont plus pensés comme des facultés. L'imagination est le lieu des idées qui sont des images des impressions. L'entendement est la figure achevée de l'imagination lorsqu'elle est réglée par les principes d'association qui correspondent à certaines liaisons régulières que Hume a pu observer (elles sont au nombre de trois : ressemblance, contiguïté et causalité). 

3. Le temps de la perception

La Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749) a été écrite par Denis Diderot (1713-1784) dans un contexte où les aveugles nés sont au centre des débats philosophiques. Des opérations récentes de la cataracte permettent de leur rendre la vue et donc de tester certaines affirmations du sensualisme, doctrine philosophique selon laquelle toutes les connaissances viennent des sens. Cette lettre est aussi l'occasion pour Diderot d'interroger la morale et la métaphysique des aveugles, soulignant au passage leur aversion absolue pour le vol et leur absence de pudeur, mais aussi leur plus grand scepticisme face à l'existence de Dieu (ils ne peuvent pas voir les merveilles de la nature dont il serait le génial créateur) et leur tendance matérialiste (ayant une perception plus abstraite de la matière, ils sont plus enclins à envisager qu'elle puisse penser). Ces positions, audacieuses pour l'époque, lui valurent un séjour à la prison de Vincennes en juillet 1749.

Cette lettre fournit l'occasion à Diderot de revenir sur le célèbre problème de Molyneux. William Molyneux était un savant irlandais du XVIIe siècle qui formula une expérience de pensée à la suite de la publication de l'Essai sur l'entendement humain (1688) par John Locke. Il interrogea Locke sur la possibilité pour qu'un aveugle de naissance qui retrouve subitement la vue puisse reconnaître une sphère et un cube sans les toucher, simplement par la vue. Ce problème interroge directement la conception lockienne qui est sensualiste : si toute les connaissances viennent des sens, il semble impossible qu'un aveugle puisse reconnaître simplement en les voyant une sphère et un cube. Le monde visible ne se confond pas avec le monde tactile. L'interrogation de Molyneux invite également à se demander s'il existe des sensibles communs, c'est-à-dire des propriétés similaires appréhendables par divers sens, ce qui pourrait être le cas notamment des formes géométriques.

Locke répond que l'aveugle de naissance ne pourra pas faire la différence entre la sphère et le cube simplement en les voyant. Il adopte un point de vue empiriste et sensualiste de ce problème : les idées visuelles et les idées tactiles s'acquièrent seulement par l'expérience. On ne peut donc pas se représenter de la même façon ces objets à la vue et au toucher. En revanche, Leibniz, philosophe rationaliste, adopte une réponse différente dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain (1765). Le rationalisme est le contraire de l'empirisme. Il conçoit l'expérience comme constituée par l'organisation que la raison impose aux phénomènes. Certaines idées, celles d'espace, de figure, de mouvement ou de repos, ne viennent pas de l'expérience. Elles appartiennent au sens commun, donc à l'esprit. A condition d'avoir appris la géométrie de ces formes (savoir qu'un cube possède huit sommets, qu'une sphère n'en a point) et de prendre le temps de réfléchir en observant la lumière modifier les contours de ces objets géométriques, l'aveugle ayant recouvré la vue pourra distinguer la sphère du cube selon Leibniz.

En 1728, le chirurgien Cheselden opère un jeune homme de la cataracte et lui permet de retrouver la vue. Or les expériences menées à cette occasion montre que ce jeune homme ne parvient pas à voir immédiatement ce qu'il percevait grâce au toucher. Diderot connaît ces travaux que Voltaire rapporte dans ses Eléments de philosophie de Newton (1738). Il remarque qu'il a fallu à ce jeune homme un grand nombre d'expériences réitérées pour qu'il puisse comprendre par exemple que la peinture représentait des corps solides tout en demeurant une surface plane au toucher. Il ne suffit donc pas de voir pour apercevoir, c'est-à-dire pour bien distinguer et reconnaître les différents objets qui sont représentés par la vision. C'est aussi le cas des sauvages qui n'avaient jamais vu de figures peintes remarque Diderot dans sa Lettre : ils crurent qu'il s'agissait d'hommes réels et se mirent à leur parler. C'est non pas qu'ils avaient des problèmes de vue, mais simplement qu'ils voyaient une peinture pour la première fois.

Diderot défend l'idée qu'il faut du temps pour s'habituer à distinguer les différents objets qui composent une image. Il faut que "nous soyons attentifs à leurs impressions". Pour cette raison, il estime qu'"on ne voit rien la première fois qu'on se sert de ses yeux". La première fois que l'on voit, ce sont "des sensations confuses" que l'on perçoit, celles-ci se débrouillent "avec le temps et par la réflexion habituelle sur ce qui se passe en nous". L'expérience joue un rôle fondamental dans la mesure où c'est elle qui permet de rapprocher une sensation d'un objet. Mais la sensation seule est insuffisante pour nous renseigner sur son essence. Ainsi, résume-t-il : "on ne peut douter que le toucher ne serve beaucoup à donner à l'oeil une connaissance précise de la conformité de l'objet avec la représentation qu'il en reçoit". Les sens possèdent une complémentarité qui permet de mieux connaître les objets au moyen de l'expérience.

Néanmoins, Diderot estime que les sens peuvent très bien fonctionner seuls. L'oeil peut ainsi s'instruire par lui-même. En effet, "l'usage d'un des sens peut être perfectionné et accéléré par les observations de l'autre". Il ajoute simplement qu'il n'y a pas "entre leurs fonctions une dépendance essentielle". Certaines qualités dans les corps restent inaccessibles au toucher sans la vue et inversement. Certains individus vont développer davantage un sens plutôt qu'un autre. Diderot donne l'exemple d'une fine feuille de papier que l'on placerait entre les doigts d'un voyant qui fermerait les yeux, il n'est pas sûr qu'il s'en rende compte. En revanche, un aveugle pourrait s'en apercevoir parce qu'il a davantage développé son sens du toucher. Il faut donc nécessairement un temps d'adaptation pour que l'esprit accroisse son acuité et parvienne à distinguer ce qu'il touche ou ce qu'il voit.

4. L'absence de jugement des sens

Dans la Préface à la Critique de la raison pure (1781), Emmanuel Kant (1724-1804) explique que la métaphysique est un champ de bataille et que personne n'est encore parvenu à des connaissances certaines dans ce domaine qui s'occupe de tout ce qui dépasse la physique (par exemple la connaissance de Dieu). Dans cet ouvrage, Kant montre que la connaissance n'est véritable qu'à condition qu'elle prenne sa source à la fois dans la sensibilité et dans l'entendement. Ainsi, comme les empiristes, il estime que l'expérience est nécessaire pour connaître, mais il ajoute que celle-ci n'est rien sans une mise en forme préalable de l'objet qui est donné par les sens. Un objet est donné à la sensibilité sous forme d'intuitions sensibles, mais il est aussi pensé par l'entendement sous forme de concept.

Dans la "Dialectique transcendantale" (II, 2) consacrée aux antinomies de la raison pure, Kant affirme que les sens "ne jugent pas du tout". Devant une illusion d'optique, on a tendance à penser que les sens peuvent parfois être trompeurs. Mais encore faudrait-il que les sens soient capables de jugement, ce qui n'est pas le cas. Pour Kant, les sens "ne jugent pas du tout". Il prend ainsi le contrepied de Descartes qui, dans les Méditations métaphysiques (I), avait affirmé avoir "quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs". Mais pour Kant, les sens sont une simple représentation de l'objet alors que le jugement est un acte de l'esprit.

Kant définit le jugement comme "le rapport de l'objet à notre entendement". Juger revient à saisir un objet par la pensée, à traduire une intuition en concept. Il ne peut exister de proposition vraie ou fausse que dans cette opération de jugement. Si l'on se trompe sur ce que l'on pense pouvoir déduire de ce que les sens nous transmettent, c'est à cause du fait que nous jugeons trop hâtivement qu'il doit en être comme les sens le suggèrent, ce qui revient à juger d'après les apparences. Certes, les sens ne trompent pas, mais les apparences, elles, sont trompeuses.

Derrière cette affirmation que les sens ne sont pas trompeurs, il s'agit en réalité pour Kant de préserver les deux seules sources de connaissance que nous avons à notre disposition : l'entendement et la sensation. En lui-même, l'entendement n'est pas fautif, il est une faculté de connaître, il produit des concepts au moyen desquels il est possible d'émettre un jugement. Les lois de l'entendement renvoient aux catégories qui sont les formes du jugement. Appliquées à des intuitions, elles permettent de constituer des connaissances. Parallèlement, en elle-même, la sensation n'est pas fautive, elle est la représentation d'un objet par les sens. Les sens en eux-mêmes ne jugent pas : "il n'y a point en eux de jugement".

Si aucun d'eux n'est en soi trompeur, d'où provient donc l'erreur ? Elle "ne peut être produite que par une influence inaperçue de la sensibilité sur l'entendement" répond Kant. Il précise ensuite que "c'est ce qui arrive lorsque des principes subjectifs de jugement se rencontrent avec les principes objectifs et les font dévier de leur destination". Ainsi l'erreur vient du fait que l'on juge d'après des principes subjectifs, c'est-à-dire en suivant des impressions qui nous sont propres et qu'on rationalise ensuite au moyen de principes objectifs, par exemple en généralisant notre propre expérience et en tirant de celle-ci certaines conclusions.

Le § 11 de l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique permet d'éclairer ce passage : il explique qu'il y a en l'homme une tendance à croire que les représentations subjectives se confondent avec l'objectivité ou, en résumé, qu'il en va des choses comme on se les représente soi-même. Kant donne comme exemple plusieurs illusions d'optique : la tour carrée que l'on perçoit ronde de loin, les lointains de la mer qui semblent plus haut que le rivage et la lune qui paraît plus grosse lorsqu'elle se trouve à l'horizon. Dans ces illusions, on finit par "prendre le phénomène pour l'expérience" et croire que les sens nous trompent alors qu'il s'agit en réalité d'une faute de jugement, une "erreur de l'entendement".

Dans une note de la Critique de la raison pure qui se trouve toujours dans la "Dialectique" (II, 2), Kant précise que la sensibilité est la source des connaissances réelles mais à condition qu'elle soit "soumise à l'entendement" car "elle lui fournit l'objet auquel il applique sa fonction". Pour reprendre l'exemple de la tour carrée, l'entendement qui veut appréhender la forme de la tour ne peut se satisfaire d'une vision lointaine. Il doit avoir une intuition correspondant à son concept de carré ou de rond, par exemple en voyant de près la tour, en touchant ses angles, en en faisant le tour. L'entendement va déployer son concept de carré (quatre côté égaux) et vérifier si les règles qu'il contient s'applique au phénomène perçu. La sensibilité est au service de l'entendement et suit un protocole, c'est ce qu'on appelle l'expérience.

Si, en revanche, c'est l'entendement qui se retrouve soumis à la sensibilité, c'est-à-dire si on tire de notre représentation lointaine de la tour une conclusion sur sa forme, donc sans avoir fait l'expérience directe de celle-ci, alors notre jugement risque d'être inexact, voire erroné. Kant identifie ici "le principe de l'erreur" : la sensibilité qui influe sur l'acte même de l'entendement et le détermine à juger à sa place conduit à des jugements faux, d'où l'importance de partir de l'entendement et non de la sensibilité pour réaliser une expérience qui aboutisse à une connaissance. 

5. La perception de l'artiste

Dans une conférence intitulée "La perception du changement" et publiée dans le recueil La pensée et le mouvant (1934), le philosophe Henri Bergson (1859-1941) soutient la thèse que l'artiste a une perception élargie du réel parce que non intéressée. Elle se distingue en ce sens de la perception de l'homme du commun qui est orientée par la sélection en vue de l'action. L'artiste est un individu dégagé des nécessités de l'existence, qui a un rapport distancié aux besoins et qui, par conséquent, a la capacité d'intuitionner les choses, de saisir ce que Bergson appelle "la durée", à savoir le temps vécu, contenu, perçu par l'esprit (qui s'oppose au temps mathématique qui est discontinu) au moyen de l'art. Ainsi, l'art constitue selon lui une voie d'accès privilégiée à la réalité. 

Dans la représentation commune, l'artiste passe souvent pour un personnage idéaliste et distrait. Pourtant, en exerçant son art, il est capable de nous montrer les choses qui nous entourent sous un jour nouveau, voire même de nous faire apparaître certains détails que nous aurions perçus mais sans les apercevoir jusqu'alors. Bergson rend hommage aux peintres comme Turner et Corot qui ont su déceler dans la nature des aspects que nous n'avions encore jamais vus. Les peintures qu'ils réalisent nous rendent admiratifs car elles nous révèlent des visions brillantes et évanouissantes qui apparaissent fugitivement dans notre expérience usuelle mais que l'habitude fait disparaître au profit d'une vision pâle et décolorée des choses.

Pourquoi les artistes ont-ils cette capacité ? Bergson rappelle une évidence : le temps de la pensée n'est pas le même que celui de la vie : "avant de philosopher, il faut vivre". La vie a ses urgences qui nécessitent de mettre "des oeillères" pour se concentrer sur l'action à accomplir. La connaissance est "l'effet d'une dissociation brute", ce n'est pas une connaissance synthétique qui a le temps de recomposer tous les éléments simples du réel. Cela signifie que la perception de l'homme ordinaire est le résultat d'"un travail de sélection" : le cerveau peut retenir un nombre indéfini d'objets, mais il ne conserve que les informations pertinentes pour l'action et néglige le reste.

Pour appuyer cette idée d'un cerveau pragmatique, Bergson fait intervenir les opérations de la mémoire : selon lui, tout notre passé se conserve automatiquement et entièrement. Mais l'intérêt pratique intervient pour ne garder près de la conscience que ce qui sert à la situation présente : ainsi, le cerveau actualise "les souvenirs utiles" tout en laissant dans "le sous-sol de la conscience" ceux qui ne servent à rien. De même, la perception est "l'auxiliaire de l'action", ce qui signifie qu'elle sélectionne seulement ce qui présente un intérêt immédiat. En ce sens, la perception "nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous pouvons en tirer". Elle classe et étiquette. L'objet en lui-même n'est pas regardé dans sa spécificité, il est simplement reconnu par rapport à la catégorie plus générale d'objets à laquelle il appartient. Il n'est pas considéré en lui-même, dans ce qu'il a d'unique, mais par rapport aux caractéristiques générales qui font qu'il ressemble aux autres. 

Dans l'homme ordinaire, la faculté de percevoir est attachée à la faculté d'agir. Mais la perception chez l'artiste est différente : les artistes "perçoivent pour percevoir", c'est-à-dire pour le plaisir. C'est un regard gratuit qui s'intéresse à la chose pour elle-même et non pas pour l'utilité qu'elle pourrait avoir. Ce qui l'explique pour Bergson, c'est que les artistes sont moins attachés à la vie. Ils naissent "détachés" par rapport à un de leur sens ou à leur conscience, ce qui explique les différents arts : la musique pour l'ouïe, la peinture pour la vue, etc. Ainsi, paradoxalement, "c'est parce que l'artiste songe moins à utiliser sa perception qu'il perçoit un plus grand nombre de choses". 

Le fait d'utiliser, c'est-à-dire de rendre utile ce que l'on voit, conduit à biaiser le regard. C'est une déformation qui certes, rend la vie possible, permet de réagir vite, de prendre une décision rapidement, de fuir, d'attaquer ou de se protéger, mais qui ne permet pas de saisir la réalité elle-même dans toute sa richesse. Or l'artiste est justement celui qui, parce qu'il est moins attaché à la vie, ne se sert pas de ses sens pour créer. Il laisse les choses l'envahir, il observe les détails, leur unicité et les met en avant ensuite dans sa production. En ce sens, l'artiste n'analyse pas, ne réfléchit pas, il se situe dans ce que Bergson nomme "l'intuition", une sorte de sympathie qui permet de saisir un objet dans ce qu'il a d'unique et d'inexprimable. Il se trouve en ce sens dans la durée plus que dans le temps mathématique et c'est en cela que sa perception est plus riche que celle de l'homme du commun.

6. Le corps propre

Dans la Phénoménologie de la perception (1945), Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) fait de la perception le primat de la pensée. La phénoménologie de Husserl s'était donné comme projet de revenir aux choses mêmes, ce qui signifie d'envisager comme point de départ de la réflexion le monde tel qu'il est vécu. Or ce monde pour Merleau-Ponty est appréhendé par l'intermédiaire du corps. Cette relation corporelle au monde précède les explications scientifiques qui ne sont que des expressions secondes du vécu. L'ambition de Merleau-Ponty est de se situer en-deça de la science, en se focalisant sur l'existence humaine.

Merleau-Ponty étudie d'abord les caractères de ce qu'il appelle "le corps propre", à savoir le corps existentiel, centre de l'action et du vécu d'un sujet : la spatialité, l'être sexué et le langage. Il s'intéresse ensuite au "monde perçu" ("Partie II") : le monde tel qu'il est offert à la conscience d'un sujet passe à travers son corps, de sorte que ce monde est appréhendé existentiellement à travers lui, donc à partir de son lieu, de son être sexué et de son langage. Autrement dit, ce n'est jamais le monde objectif qui est saisi par une conscience, mais toujours un monde à travers un corps propre. En ce sens, une théorie du corps est déjà une théorie de la perception.

Le corps propre étudié par Merleau-Ponty se distingue du corps étudié en tant qu'objet par les sciences comme la physiologie au sens où il n'est pas un corps objectivé, extérieur : "le corps propre est dans le monde comme le coeur dans l'organisme". Cette analogie du corps lui-même ancré dans le monde à la manière du coeur dans un organisme invite à envisager le corps comme formant un tout avec le monde qui l'entoure. De même que le coeur forme "un système" avec son organisme, c'est-à-dire un ensemble organisé constituant un tout, le corps est inséparable du monde qui l'entoure.

L'image du coeur permet aussi à Merleau-Ponty de faire du corps propre un élément fondamental, vital, de la perception : "il maintient en vie le spectacle visible, il l'anime et le nourrit intérieurement". Le coeur est un élément clé du système organique parce qu'il assure la circulation du sang et irrigue ainsi les vaisseaux sanguins et les cavités du corps. Le corps joue le même rôle dans la perception : il irrigue le monde de sa présence en même temps qu'il fait apparaître le monde extérieur comme "un spectacle visible" à la conscience. Le corps est inséré dans un monde, il n'y a donc plus d'opposition entre le monde des objets d'un côté et un sujet de l'autre qui le perçoit. Le corps forme un tout avec le monde : il permet sa perception en même temps qu'il l'habite de sa présence. La dichotomie corps-esprit, traditionnelle en philosophie depuis Descartes, est ainsi dépassée, le corps synthétisant le monde pour un être particulier.

Pour se faire comprendre, Merleau-Ponty recourt à un exemple : celui d'une promenade dans un appartement. Lorsqu'on se promène dans son logement, on dispose de différents points de vue sur celui-ci. Or c'est le moi qui fait l'unité de l'ensemble, un moi qui a conscience de son mouvement propre et de son corps propre. Il n'y a pas un éclatement de la conscience mais une unité concrète qui rattache les différentes phases du mouvement à un corps qui demeure identique, le mien. La conscience de cette unité n'est pas une opération intellectuelle pour Merleau-Ponty, elle est liée au corps lui-même. Ce n'est pas un hasard si la métaphore utilisée dans l'exemple est celle de l'habitation : il s'agit pour Merleau-Ponty de montrer qu'habiter un monde pour un corps, ce n'est pas une pure opération mentale, mais que cela implique le corps tout entier.

Evidemment, on pourra opposer à Merleau-Ponty que l'on peut conceptualiser l'appartement, le représenter sur un plan, indépendamment du corps percevant et donc de manière objective. Mais qu'est-ce le plan ? Ce n'est rien d'autre que "l'appartement "vu d'en haut"" répond Merleau-Ponty. Un plan correspond à un concept d'appartement qui le rend appréhendable en pensée, en idée. Mais une idée ou un concept n'existe pas indépendamment du point de vue d'un sujet : "je ne saurais saisir l'unité de l'objet sans la médiation de l'expérience corporelle". Toute unité est perçue par un corps.  Il n'y a pas d'objet pur, indépendant d'un corps. L'objet pur échappe à la représentation et même à l'idée. Le plan n'est pas un objet désincarné, c'est "une perspective plus ample". Il constitue un résumé de toutes les perceptives coutumières que l'on peut avoir d'un appartement dans lequel on habite. Ce plan-concept ne saurait donc exister indépendamment d'un "sujet incarné". Sa condition de possibilité est l'existence d'"un même sujet incarné" capable de "voir tour à tour de différentes positions". 

Conclusion

La perception chez Descartes se confond avec la conception. Lorsqu'on perçoit quelque chose l'entendement vient mettre en forme le donné sensible et opère un jugement sur les choses. L'exemple du morceau de cire révèle que malgré le changement de qualités, quelque chose demeure : c'est le jugement ou l'entendement qui permet de considérer que c'est toujours le même morceau. 

Hume rabat au contraire la perception du côté des impressions sensibles. Les idées ne sont pas une mise en forme abstraite des choses perçues, mais des impressions moins vives que la mémoire a conservé. Les liaisons abstraites que nous réalisons mentalement ensuite entre les choses sont en fait le fruit de l'habitude et non pas une opération de l'entendement compris comme faculté de juger.

Diderot opère une distinction entre la sensation et la perception. Ce que l'on voit pour la première fois, on ne sait pas le distinguer clairement. Ainsi, l'aveugle né qui recouvrerait la vue ne serait pas en mesure de reconnaître une sphère et un cube sans les toucher. Les sens de la vue et du toucher disposent d'une complémentarité indispensable, même si un seul sens peut accroître son acuité.

Kant estime que les sens ne peuvent pas être trompeurs parce qu'ils ne jugent pas. Il prend ainsi le contrepied de Descartes qui faisait de la perception un acte de jugement et qui estimait que les sens pouvaient quelquefois tromper. La sensation et l'entendement sont les deux sources concomitantes de toute connaissance possible. L'erreur ne vient pas de ces facultés mais de juger selon les apparences.

La perception de l'artiste et celle de l'homme du commun diffèrent grandement quant à leur richesse pour Bergson. En effet, la perception sélectionne ce qu'elle retient du réel en vue de l'action. Elle est intéressée. L'artiste au contraire a des choses une perception désintéressée, détachée des nécessités vitales. Elle est ainsi plus riche, plus proche de l'intuition et de la durée.

Enfin, Merleau-Ponty rappelle que toute théorie du corps est une théorie de la perception. La perception n'existe pas désincarnée, elle se trouve influencée subjectivement par les caractéristiques physiques et psychiques de celui qui ressent les choses, l'attention n'étant pas portée sur les mêmes éléments de la représentation selon que l'on est un homme ou une femme par exemple.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire