mercredi 23 novembre 2016

"Toutes les perceptions de l'esprit humain se répartissent en impressions et idées"

Commentaire

Le Traité de la nature humaine (1740) est composé de trois livres portant respectivement sur l'entendement, les passions et la morale. Son auteur, David Hume (1711-1776) est le tenant d'une philosophie empiriste, doctrine selon laquelle toutes les connaissances de l'esprit ne peuvent venir que de l'expérience. Il rejette les erreurs et les illusions de la métaphysique qui prétendent découvrir les qualités originelles et ultime de la nature humaine. Selon lui, nous ne pouvons aller au-delà de l'expérience pour connaître. Sa méthode va donc mettre l'accent sur l'expérience et l'observation. Dans cette optique, il envisage la perception comme un évènement fondamental de la vie de l'esprit, laquelle se subdivise en impressions et en idées, les idées n'étant que des images affaiblies des impressions. En ce sens, ce que nous percevons constitue la seule matière de la pensée et tout le reste (l'imagination, l'entendement) en découle. 

Le texte ci-dessous est extrait du début de la section 1 de la première partie du livre I consacré à l'entendement. Cette section a pour titre "De l'origine de nos idées", les idées étant pour Hume les images et les souvenirs que nous avons en nous. Dans l'Introduction du Traité, il critique les disputes philosophiques où l'éloquence l'emporte ("les trompettes, les tambours et les musiciens de l'armée") sur les vrais philosophes ("les hommes en armes qui manient la pique et l'épée"). Au lieu de perdre son temps à de vaines spéculations, il se propose de "marcher directement sur la capitale", le centre des sciences, à savoir "sur la nature humaine elle-même" pour ensuite engranger partout ailleurs de faciles victoires. Expliquer les principes de la nature humaine doit permettre ensuite de proposer un système complet des sciences. La connaissance de l'entendement apparaît donc comme un préalable indispensable.

Hume considère que "toutes les perceptions de l'esprit humain se répartissent en deux genres distincts [...] impressions et idées". Notons qu'il s'agit d'une différence de degré et non de nature entre ces deux genres, ils ne sont donc pas opposés. En effet, c'est "le degré de force et de vivacité" qui permet de faire la distinction entre les deux. Les impressions sont les perceptions les plus fortes, Hume donne comme exemple les sensations, les passions et les émotions. Quant aux idées, elles sont des images affaiblies des impressions dans la pensée et le raisonnement, ce sont par exemple les textes philosophiques en eux-mêmes, c'est-à-dire pris indépendamment des sensations et des passions qu'ils pourraient susciter dans l'esprit. 

Pour appuyer sa distinction, Hume en appelle à l'expérience commune : "chacun, de lui-même, percevra facilement la différence entre sentir et penser". En effet, tout le monde peut se rendre compte que sentir l'odeur d'une madeleine trempée dans le thé n'est pas la même chose que se ressouvenir de son parfum. On pourra d'ailleurs fermer les yeux pour tenter de se concentrer et donner plus de force à une idée qui a jadis été une impression.

Malgré tout, Hume souligne que, dans certains cas, impressions et idées peuvent se rapprocher. Comme tout est une question d'intensité, lorsque les idées sont vives, elles peuvent laisser croire qu'elles sont des impressions, c'est le cas notamment pendant le sommeil, lors d'une fièvre, dans la folie ou dans toute émotion violente de l'âme. En outre, une impression faible ou amoindrie pourra avoir quelque ressemblance avec une idée (par exemple, une musique lointaine). 

Ensuite, Hume introduit une autre division entre nos perceptions (qu'elles soient des impressions ou des idées) : 
  • les perceptions simples : elles n'admettent ni division, ni séparation ;
  • les perceptions complexes : elles sont divisibles en différentes parties.

Par exemple, une pomme est une perception complexe qui réunit plusieurs perceptions simples : sa couleur, son goût, son odeur. 

Ces distinctions posées, Hume peut réfléchir à présent aux qualités et aux relations. Il remarque comme "premier fait" la très grande ressemblance entre les impressions et les idées, les idées étant en quelque sorte "le reflet" des impressions. D'où cette conclusion qu'il tire : "toutes les perceptions de l'esprit sont doubles et apparaissent à la fois comme impressions et comme idées". Cette conception est typiquement empiriste : toutes les idées ont pour origine des impressions sensibles. Lorsqu'on ferme ses yeux et qu'on pense à sa chambre, les idées qu'on se forme en son esprit sont les mêmes que les impressions que l'on ressentait. Ainsi, les impressions sont toujours premières, antérieures aux idées auxquelles elles correspondent.

Par conséquent, il est possible de mettre en place un principe de vérification philosophique qui va consister à décomposer les idées complexes en idées simples, puis à retrouver les impressions simples derrière les idées simples. En outre, il n'y a plus de rapport problématique comme chez Descartes à une réalité extérieure, posée comme se trouvant en dehors de l'esprit : l'esprit étant lui-même un ensemble de perceptions, le réel se confond avec nos impressions, il appartient à notre vie mentale. Enfin, l'imagination et l'entendement ne sont plus pensés comme des facultés. L'imagination est le lieu des idées qui sont des images des impressions. L'entendement est la figure achevée de l'imagination lorsqu'elle est réglée par les principes d'association qui correspondent à certaines liaisons régulières que Hume a pu observer (elles sont au nombre de trois : ressemblance, contiguïté et causalité). 

Texte

"Toutes les perceptions de l’esprit humain se répartissent en deux genres distincts, que j’appellerai IMPRESSIONS et IDEES. 

La différence entre ces perceptions consiste dans les degrés de force et de vivacité avec lesquels elles frappent l’esprit et font leur chemin dans notre pensée ou conscience. Les perceptions qui entrent avec le plus de force et de violence, nous pouvons les nommer impressions ; et sous ce terme, je comprends toutes nos sensations, passions et émotions, telles qu’elles font leur première apparition dans l’âme. Par idées, j’entends les images affaiblies des impressions dans la pensée et le raisonnement. Telles sont, par exemple, toutes les perceptions excitées par le présent discours, à l’exception seulement de celles qui proviennent de la vue et du toucher, et à l’exception du plaisir immédiat ou du désagrément qu’il peut occasionner. 

Je crois qu’il ne sera pas très nécessaire d’employer beaucoup de mots pour expliquer cette distinction. Chacun, de lui-même, percevra facilement la différence entre sentir et penser. Les degrés courants de ces types de perceptions sont aisés à distinguer, quoiqu’il ne soit pas impossible, qu’en des cas particuliers, ils puissent se rapprocher très près l’un de l’autre. Ainsi, dans le sommeil, dans une fièvre, dans la folie, ou dans toute émotion très violente de l’âme, nos idées peuvent se rapprocher de nos impressions ; comme, d’autre part, il arrive parfois que nos impressions soient si faibles et si réduites que nous ne pouvons les distinguer de nos idées. Mais malgré cette étroite ressemblance dans une minorité de cas, ces perceptions sont en général si différentes que personne ne peut hésiter à les ranger sous des chefs distincts, et à leur assigner à chacune un nom particulier pour signaler la différence.

Il existe une autre division de nos perceptions, qu’il conviendra d’observer, et qui s’étend à la fois à nos impressions et à nos idées. C’est la division entre perceptions SIMPLES et perceptions COMPLEXES. Les perceptions simples, ou impressions et idées, sont celles qui n’admettent ni division, ni séparation. Les perceptions complexes sont le contraire des perceptions simples, et on peut les diviser en parties. Quoiqu’une couleur particulière, un goût particulier, une odeur particulière soient réunis en cette pomme, il est facile de percevoir que cette couleur, ce goût, cette odeur ne sont pas la même chose, mais qu’on peut au moins les distinguer l’un de l’autre. 

Ayant, par ces divisions, donné un ordre et un arrangement à nos objets, nous pouvons maintenant nous appliquer à réfléchir avec plus d’exactitude sur leurs qualités et relations. Le premier fait qui frappe nos yeux, c’est la grande ressemblance entre nos impressions et nos idées dans toutes les particularités autres que leur degré de force et de vivacité. Les unes semblent pour ainsi dire être les reflets des autres ; de sorte que toutes les perceptions de l’esprit sont doubles et apparaissent à la fois comme impressions et comme idées. Quand je ferme les yeux, et que je pense à ma chambre, les idées que je forme sont des représentations exactes des impressions que je ressentais, et il n’y a dans les unes aucun détail qui ne se trouve dans les autres. En passant en revue mes autres perceptions, je trouve toujours la même ressemblance et la même représentation. Idées et impressions paraissent toujours se correspondre. Ce fait me semble remarquable et retient mon attention un moment." 

- Hume, Traité de la nature humaine (1739), Livre I : "De l'entendement", Partie I : "Des idées, de leur origine, de leur composition, de leur connexion, de leur abstraction, etc.", Section 1 : "De l'origine de nos idées", trad. P. Folliot, 2006. 

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