mercredi 2 novembre 2016

"Le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination"

Commentaire

Les Fondements de la métaphysique des moeurs (1785) d'Emmanuel Kant (1724-1804) constituent une bonne introduction à la morale kantienne. Son point central consiste à soutenir qu'une action n'est bonne moralement que s'il est possible d'universaliser son principe sans qu'une contradiction apparaisse. De cette manière, Kant associe la moralité au devoir et se distingue clairement des morales antiques (aristotéliciennes notamment) qui faisaient du bonheur le principe de leur morale. Il serait malvenu toutefois d'en conclure hâtivement que la morale kantienne abandonne l'idéal de bonheur pour une morale purement rigoriste. Il existe bien chez Kant une volonté d'intégrer la notion de bonheur à sa philosophie, simplement celui-ci ne doit pas devenir un principe de l'agir moral.

Le texte ci-dessous est extrait de la Deuxième partie des Fondements. Kant vient d'expliquer ce qui distingue fondamentalement l'impératif catégorique des autres impératifs qu'il appelle hypothétiques. Dans la Première partie, il a insisté sur l'importance du bonheur dans la morale en écrivant : "assurer son propre bonheur est un devoir [...] car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de besoins non satisfaits pourrait devenir aisément une grande tentation d'enfreindre ses devoirs". Il importe donc à la morale d'intégrer la question du bonheur, sans quoi elle risquerait de rendre le devoir inopérant. Cependant, la fin de la morale ne peut être le bonheur dans la mesure où celui-ci, parce qu'il est un concept indéterminé, risque de conduire l'existence vers une série de contradictions.

Kant en convient, tout homme désire être heureux. Le problème est que le concept de bonheur est indéterminé : chacun déclare le chercher mais personne ne sait précisément en quoi il consiste. La raison en est que le concept de bonheur est composé d'éléments empiriques, empruntés à l'expérience. Or l'idée de bonheur nécessite un tout absolu : "un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future". Il existe donc une déconnexion manifeste entre d'un côté, la multiplicité des expériences possibles du bonheur (le concept de bonheur) et de l'autre, l'unité que réclame son idée abstraite qui définit un état à la fois présent et futur (l'idée de bonheur). En effet, un bonheur éphémère n'est pas un véritable bonheur : celui-ci doit durer ou alors il n'est pas.

Kant donne une série d'exemples qui sont autant d'hypothèses de ce à quoi pourrait correspondre concrètement le concept de bonheur : la richesse, la connaissance, la vie longue et la santé. Il montre pour chacun de ses exemples sa relativité. Tout dépend de la situation dans laquelle on se trouve car chaque élément empirique censé apporter le bonheur peut devenir une source potentielle de malheur et donc ne plus se trouver en adéquation avec l'idée que l'on se fait du bonheur :
  • la richesse : elle peut aussi attirer de nombreux ennuis ;
  • la connaissance : elle peut aussi donner une saisie plus aiguë de ses propres malheurs ;
  • la longue vie : elle peut aussi s'accompagner d'une longue souffrance ;
  • la santé : elle peut aussi conduire à certains excès qu'une santé fragile permet d'éviter. 

Kant en conclut que l'homme est "incapable de déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l'omniscience". Tout savoir, tout prévoir, c'est à cela que correspondrait le concept de notre idéal de bonheur. Or c'est une chose impossible. Contrairement au concept de devoir qui permet de donner à la raison un objectif clair, le bonheur ne commande aucune action particulière. Par conséquent, seuls des conseils empiriques peuvent venir régler notre conduite. On s'en remettra ainsi à la sagesse communément admise qui propose quelques petites astuces pour se préserver du malheur : un régime sévère, être économe, se montrer poli et réservé, etc. mais en dehors de ces conseils, rien ne peut orienter l'action pour parvenir de façon certaine au bonheur.

Les conseils permettant de nous rendre heureux sont des impératifs hypothétiques de la prudence. Ils ne sont pas des commandements de la raison comme les impératifs catégoriques. Kant a en effet distingué ces deux types d'impératif, les hypothétiques étant conditionnés par rapport à telle ou telle fin et les catégoriques ayant une forme universelle et inconditionnelle (ils sont des commandements de la raison : "tu dois"). Ainsi, aux yeux de Kant, "le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble". Il n'existe pas en la matière de commandement qui viendrait expliquer quoi faire : "le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination". S'il était produit par la raison, l'idéal de bonheur pourrait être formulé universellement ainsi que le devoir. Mais il n'existe aucun accord préalable sur ce qu'est le bonheur. Chacun juge du bonheur selon sa propre situation et en ignorant ce que l'avenir lui réserve.

Texte

"Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à l'expérience, et que cependant pour l'idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. 

Or il est impossible qu'un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu'il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l'omniscience. 

On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d'après des principes déterminés, mais seulement d'après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l'économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les enseignements de l'expérience, contribuent en thèse générale pour la plus grande part au bien-être. 

Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c'est-à-dire représenter des actions d'une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu'il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (prœcepta) de la raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie."

- Emmanuel Kant, Fondements de la Métaphysique des mœurs (1785), Deuxième section : "Passage de la philosophie morale populaire à la Métaphysique des moeurs", trad. V. Delbos, Delagrave, 1999, p. 131-132.

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