mercredi 9 novembre 2016

"Il faut porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante"

Commentaire

Ainsi parlait Zarathoustra (1885) est un poème philosophique de Friedrich Nietzsche (1844-1900). Composé de quatre parties, il est sous-titré Un livre pour tous et pour personne et s'inspire des textes sacrés par son allure prophétique. Il met en scène un personnage mystique répondant au nom de Zarathoustra, personnification d'un messie philosophe, qui part à la rencontre des hommes pour les éclairer par des paraboles et des discours critiques. Par son intermédiaire, Nietzsche s'en prend notamment au dernier homme des temps modernes : médiocre, sans ambition, il consacre toute son énergie à se conserver plutôt qu'à affronter une vie faite de dangers.

Le texte ci-dessous est un extrait du § 5 du Prologue qui ouvre la Première partie de l'ouvrage. Zarathoustra a quitté sa patrie pour s'exiler dans les montagnes à trente ans. Il en revient à quarante ans, dégoûté de sa sagesse "comme l'abeille qui a amassé trop de miel" (§ 1) et retourne parmi les hommes pour rendre les sages parmi les hommes joyeux de leur folie et les pauvres heureux de leur richesse. Traversant les bois, il rencontre un voyageur qui loue Dieu, Zarathoustra s'étonne qu'il ignore que Dieu est mort (§ 2). Parvenu en ville, il annonce au peuple qu'il souhaite leur enseigner "le Surhumain" (§ 3), autrement dit que l'homme doit être surmonté. Mais cet effort n'est pas sans risque : l'homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain, "une corde sur l'abîme" (§ 4).

Dans le § 5, Zarathoustra met en garde le peuple : "les temps sont proches où l'homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir". Il est grand temps d'agir car bientôt l'homme ne cherchera plus à se dépasser. Pour chercher à se dépasser, il ne faut pas avoir une conscience claire de ses limites : "il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante". Le chaos dans les cosmogonies antiques est le vide primordial, obscur et sans bornes qui préexiste au monde. C'est aussi un synonyme de désordre, de confusion. Quand à l'objectif à atteindre, il n'est pas statique, c'est "une étoile dansante". Par cette expression, Nietzsche fait l'éloge de la création et du mouvement.

Nietzsche oppose cette dimension active et créatrice à ce qu'il appelle "le dernier homme". C'est l'homme avili par la civilisation moderne, dont la volonté créatrice a disparu. Il est le "plus méprisable des hommes", celui qui "ne sait plus se mépriser lui-même", autrement dit celui qui s'aime tellement qu'il ne parvient plus à vouloir son propre dépassement. Or Zarathoustra est celui qui en appelle au dépassement de l'homme à travers la figure du surhomme. Le surhomme n'est pas à penser comme l'invention d'un homme supérieur à l'homme actuel, mais comme l'idée d'un dépassement du type de vie humaine prédominant dans la culture européenne contemporaine, marquée par le nihilisme, c'est-à-dire par le rejet des valeurs de la vie au profit de valeurs ascétiques et moralistes.

Le dernier homme "rapetisse tout". Certes, il "vit le plus longtemps", mais il abandonne les contrées où les conditions de vie sont difficiles pour un confort anesthésiant. Il rejette la maladie et la méfiance. Il promeut un bonheur prudent. Ceux qui osent sont des fous. Il recourt de temps en temps à des drogues "pour se procurer des rêves agréables" et même "pour mourir agréablement". Le travail doit être "une distraction" mais à condition qu'elle "ne débilite point". Tout ce qui est peine ou souffrance doit être évité. Enfin, les derniers hommes sont égaux, ils ne supportent plus les différences entre ceux qui gouvernent et ceux qui obéissent : "point de berger et un seul troupeau".

Le Zarathoustra de Nietzsche affiche un mépris absolu pour ce bonheur passif et mesquin du dernier homme, privé de tout idéal de puissance. Les disputes ne sont jamais graves et débouchent systématiquement sur des réconciliations. Il réalise une économie des plaisirs pour ne pas gâter sa santé. Le dernier homme est loin du chaos foisonnant de toute vie prête à prendre des risques pour s'étendre et se développer. On pense ici inévitablement à la critique du bonheur tel qu'il est conçu dans les sociétés consuméristes où le bonheur est dénué de toute densité vivante. Au contraire pour Nietzsche, le bonheur doit être la marque d'une activité qui n'a pas peur de rencontrer la souffrance et la peine, car il est essentiellement une conquête de l'existence.

Texte

"Zarathoustra se mit à parler au peuple : Il est temps que l'homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l'homme plante le germe de sa plus haute espérance. Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître. Malheur ! Les temps sont proches où l'homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer ! Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos. Malheur ! Les temps sont proches où l'homme ne mettra plus d'étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous montre le dernier homme.

Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu'est cela ? Ainsi demande le dernier homme, et il cligne de l'œil.

La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.

Nous avons inventé le bonheur, - disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil.

Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l'on se frotte à lui: car on a besoin de chaleur.

Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s'avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !

Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.

On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l'on veille à ce que la distraction ne débilite point. On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore? Ce sont deux choses trop pénibles. Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d'autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.

Autrefois tout le monde était fou, - disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l'œil. On est prudent et l'on sait tout ce qui est arrivé c'est ainsi que l'on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt - car on ne veut pas se gâter l'estomac. On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.

Nous avons inventé le bonheur, - disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil."

- Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, § 5, trad. H. Albert. 

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