lundi 28 novembre 2016

"On ne voit rien la première fois qu'on se sert de ses yeux"

Commentaire

La Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient (1749) a été écrite par Denis Diderot (1713-1784) dans un contexte où les aveugles nés sont au centre des débats philosophiques. Des opérations récentes de la cataracte permettent de leur rendre la vue et donc de tester certaines affirmations du sensualisme, doctrine philosophique selon laquelle toutes les connaissances viennent des sens. Cette lettre est aussi l'occasion pour Diderot d'interroger la morale et la métaphysique des aveugles, soulignant au passage leur aversion absolue pour le vol et leur absence de pudeur, mais aussi leur plus grand scepticisme face à l'existence de Dieu (ils ne peuvent pas voir les merveilles de la nature dont il serait le génial créateur) et leur tendance matérialiste (ayant une perception plus abstraite de la matière, ils sont plus enclins à envisager qu'elle puisse penser). Ces positions, audacieuses pour l'époque, lui valurent un séjour à la prison de Vincennes en juillet 1749.

Le texte ci-dessous fait suite à l'exposition du célèbre problème de Molyneux. William Molyneux était un savant irlandais du XVIIe siècle qui formula une expérience de pensée à la suite de la publication de l'Essai sur l'entendement humain (1688) par John Locke. Il interrogea Locke sur la possibilité pour qu'un aveugle de naissance qui retrouve subitement la vue puisse reconnaître une sphère et un cube sans les toucher, simplement par la vue. Ce problème interroge directement la conception lockienne qui est sensualiste : si toute les connaissances viennent des sens, il semble impossible qu'un aveugle puisse reconnaître simplement en les voyant une sphère et un cube. Le monde visible ne se confond pas avec le monde visible. L'interrogation de Molyneux invite également à se demander s'il existe des sensibles communs, c'est-à-dire des propriétés similaires appréhendables par divers sens, ce qui pourrait être le cas notamment des formes géométriques.

mercredi 23 novembre 2016

"Toutes les perceptions de l'esprit humain se répartissent en impressions et idées"

Commentaire

Le Traité de la nature humaine (1740) est composé de trois livres portant respectivement sur l'entendement, les passions et la morale. Son auteur, David Hume (1711-1776) est le tenant d'une philosophie empiriste, doctrine selon laquelle toutes les connaissances de l'esprit ne peuvent venir que de l'expérience. Il rejette les erreurs et les illusions de la métaphysique qui prétendent découvrir les qualités originelles et ultime de la nature humaine. Selon lui, nous ne pouvons aller au-delà de l'expérience pour connaître. Sa méthode va donc mettre l'accent sur l'expérience et l'observation. Dans cette optique, il envisage la perception comme un évènement fondamental de la vie de l'esprit, laquelle se subdivise en impressions et en idées, les idées n'étant que des images affaiblies des impressions. En ce sens, ce que nous percevons constitue la seule matière de la pensée et tout le reste (l'imagination, l'entendement) en découle. 

Le texte ci-dessous est extrait du début de la section 1 de la première partie du livre I consacré à l'entendement. Cette section a pour titre "De l'origine de nos idées", les idées étant pour Hume les images et les souvenirs que nous avons en nous. Dans l'Introduction du Traité, il critique les disputes philosophiques où l'éloquence l'emporte ("les trompettes, les tambours et les musiciens de l'armée") sur les vrais philosophes ("les hommes en armes qui manient la pique et l'épée"). Au lieu de perdre son temps à de vaines spéculations, il se propose de "marcher directement sur la capitale", le centre des sciences, à savoir "sur la nature humaine elle-même" pour ensuite engranger partout ailleurs de faciles victoires. Expliquer les principes de la nature humaine doit permettre ensuite de proposer un système complet des sciences. La connaissance de l'entendement apparaît donc comme un préalable indispensable.

lundi 21 novembre 2016

"Il n'y a que mon entendement seul qui conçoive ce que c'est que cette cire"

Commentaire

Les Méditations métaphysiques (1641) suivent l'ordre des raisons, c'est-à-dire l'ordre analytique de la découverte. Au cours des six méditations qui composent cet ouvrage, René Descartes (1596-1650) part du doute pour établir sa première certitude qui est celle du cogito. Il remarque ensuite qu'il existe en nous une idée dont on ne peut être l'auteur : l'idée d'infini. Il en déduit l'existence d'une réalité correspondant à cette idée : Dieu. Ce Dieu étant parfait, il ne peut vouloir me tromper, ce qui incline à penser qu'il existe une relation de vérité entre nos impressions et les corps extérieurs. Cependant, il convient de se méfier des informations que nous transmettent les sens. Il existe en effet selon Descartes un écart entre notre entendement fini et notre volonté infinie. En voulant trop rapidement connaître, on risque de se tromper, de mal interpréter ces informations, d'où l'importance de recourir uniquement à des représentations claires et distinctes.

Le texte ci-dessous constitue le célèbre exemple du morceau de cire. Il est issu de la Deuxième Méditation dont le sous-titre est "De la nature de l'esprit humain ; et qu'il est plus aisé à connaître que le corps". Cette affirmation que l'esprit est plus facile à connaître que le corps va à l'encontre de l'opinion commune. Elle découle du cogito qui pose comme vérité première la transparence de la substance pensante à elle-même : lorsque je suis en train de penser, j'existe. Le cogito peut ainsi être interprété à la fois comme une intuition ("je suis, j'existe") et comme une déduction ("je pense, donc je suis"), il reste dans tous les cas un acte de l'entendement. Or Descartes estime que l'on ne connaît clairement et distinctement qu'au moyen de l'entendement.

vendredi 11 novembre 2016

Cours - Le bonheur

Introduction

Le bonheur peut être perçu comme un synonyme de chance, d'aubaine ou de réussite, avec l'idée en arrière plan qu'on ne contrôle pas totalement ce qui arrive. D'ailleurs, les plus superstitieux d'entre nous recourent à des porte-bonheur : trèfle à quatre feuilles, fer à cheval et autre patte de lapin pour les plus connus d'entre eux. L'étymologie du mot bonheur suggère cette idée de chance. Le bonheur vient en effet du latin bonum augurium qui signifie "de bon augure", comme si le bonheur ne dépendait pas de nous et tenait plus au hasard qu'à notre propre volonté. 

Mais le bonheur peut aussi apparaître comme le résultat d’une démarche volontaire. Il est alors quelque chose que l'on a désiré vivement et que l'on finit par obtenir. En ce sens, on met en place une stratégie pour l'atteindre. Mais il est alors difficile à définir : le bonheur est ce qui rend heureux. Certes, mais alors quel est-il ? Est-ce l'amour, la richesse, la santé, la famille voire l'ensemble de ces choses ? Et en ce dernier cas, n'est-on pas en droit de se demander si le bonheur est possible ? Ne serait-il pas au fond une illusion ? 

mercredi 9 novembre 2016

"Il faut porter en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante"

Commentaire

Ainsi parlait Zarathoustra (1885) est un poème philosophique de Friedrich Nietzsche (1844-1900). Composé de quatre parties, il est sous-titré Un livre pour tous et pour personne et s'inspire des textes sacrés par son allure prophétique. Il met en scène un personnage mystique répondant au nom de Zarathoustra, personnification d'un messie philosophe, qui part à la rencontre des hommes pour les éclairer par des paraboles et des discours critiques. Par son intermédiaire, Nietzsche s'en prend notamment au dernier homme des temps modernes : médiocre, sans ambition, il consacre toute son énergie à se conserver plutôt qu'à affronter une vie faite de dangers.

Le texte ci-dessous est un extrait du § 5 du Prologue qui ouvre la Première partie de l'ouvrage. Zarathoustra a quitté sa patrie pour s'exiler dans les montagnes à trente ans. Il en revient à quarante ans, dégoûté de sa sagesse "comme l'abeille qui a amassé trop de miel" (§ 1) et retourne parmi les hommes pour rendre les sages parmi les hommes joyeux de leur folie et les pauvres heureux de leur richesse. Traversant les bois, il rencontre un voyageur qui loue Dieu, Zarathoustra s'étonne qu'il ignore que Dieu est mort (§ 2). Parvenu en ville, il annonce au peuple qu'il souhaite leur enseigner "le Surhumain" (§ 3), autrement dit que l'homme doit être surmonté. Mais cet effort n'est pas sans risque : l'homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain, "une corde sur l'abîme" (§ 4).

dimanche 6 novembre 2016

"Tout bonheur est négatif, sans rien de positif"

Commentaire

Dans Le monde comme volonté et comme représentation (1818), Arthur Schopenhauer (1788-1860) considère que vie et volonté sont intimement liée. Il forge ainsi le concept de vouloir-vivre pour désigner la manière dont la volonté s'incarne dans toute forme de vie. Ce vouloir-vivre est marqué par la souffrance : il est animé par un désir permanent, essentiellement défini comme manque, donc insatisfaction. Une fois qu'un désir est satisfait, il cesse et un autre prend la relève. Le cycle des désirs sous-entend donc un cercle de souffrances et, dans ce contexte, nul bonheur durable n'est possible. Schopenhauer explique d'ailleurs dans le § 57 que la vie humaine oscille "comme un pendule", de la souffrance à l'ennui.

Le texte ci-dessous est extrait du § 58 qui se trouve dans le livre IV. Peu avant, il affirme que toute satisfaction commence par un désir et que le désir est la condition de toute jouissance. Mais avec la satisfaction, le désir cesse et, par conséquent, la jouissance aussi. Ainsi la satisfaction n'est que la délivrance d'une douleur, elle est donc essentiellement négation, absence de souffrance. C'est pourquoi d'ailleurs, nous n'apprécions pas vraiment ce que nous possédons. Nous n'en sentons le manque que lorsque nous en sommes privés. C'est aussi pourquoi nous aimons nous ressouvenir de nos malheurs passés ou que, comme le souligne Lucècre (De natura rerum, II), nous jouissons d'assister du rivage aux efforts des marins pendant une tempête, non que nous prenions plaisir à leur souffrance, mais parce que nous sommes heureux de voir à quelles peines nous échappons.

samedi 5 novembre 2016

"La morale nous enseigne comment nous devons nous rendre dignes du bonheur"

Commentaire

Dans la Critique de la raison pratique (1788), Kant reprend un problème qu'il n'a fait qu'esquisser dans la Troisième partie des Fondements de la métaphysique des moeurs, à savoir comment une volonté pure de tout mobile sensible peut prendre intérêt à la loi morale. La raison pratique désigne une faculté a priori, ne provenant pas de l'expérience et qui contient la règle de la moralité. Cette raison pratique détermine la volonté indépendamment des éléments empiriques. Ainsi, à l'opposé des morales antiques, Kant montre que la moralité ne se confond pas avec le bonheur et qu'elle permet seulement de s'en rendre digne.

Le texte ci-dessous se situe dans la Dialectique (qui suit l'Analytique du Livre I) et plus précisément dans la partie consacrée au concept de souverain bien. Kant a commencé par décrire l'antinomie de la raison pratique qui consiste à lier vertu et bonheur dans la notion de souverain bien. Or il n'est possible d'établir ni que la recherche du bonheur rend vertueux, ni que la vertu rend heureux. La solution critique de Kant consiste à distinguer (comme il le fait pour résoudre l'antinomie de la raison pure) phénomène et noumène. A partir de cette distinction, il rejette l'idée que la recherche du bonheur puisse rendre vertueux, il n'y a pas de causalité de l'un à l'autre sur le plan des phénomènes ou des noumènes. En revanche, en ce qui concerne l'idée que la vertu puisse rendre heureux, elle est fausse seulement sur le plan de la causalité du monde sensible et non sur le plan nouménal.

mercredi 2 novembre 2016

"Le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination"

Commentaire

Les Fondements de la métaphysique des moeurs (1785) d'Emmanuel Kant (1724-1804) constituent une bonne introduction à la morale kantienne. Son point central consiste à soutenir qu'une action n'est bonne moralement que s'il est possible d'universaliser son principe sans qu'une contradiction apparaisse. De cette manière, Kant associe la moralité au devoir et se distingue clairement des morales antiques (aristotéliciennes notamment) qui faisaient du bonheur le principe de leur morale. Il serait malvenu toutefois d'en conclure hâtivement que la morale kantienne abandonne l'idéal de bonheur pour une morale purement rigoriste. Il existe bien chez Kant une volonté d'intégrer la notion de bonheur à sa philosophie, simplement celui-ci ne doit pas devenir un principe de l'agir moral.

Le texte ci-dessous est extrait de la Deuxième partie des Fondements. Kant vient d'expliquer ce qui distingue fondamentalement l'impératif catégorique des autres impératifs qu'il appelle hypothétiques. Dans la Première partie, il a insisté sur l'importance du bonheur dans la morale en écrivant : "assurer son propre bonheur est un devoir [...] car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de besoins non satisfaits pourrait devenir aisément une grande tentation d'enfreindre ses devoirs". Il importe donc à la morale d'intégrer la question du bonheur, sans quoi elle risquerait de rendre le devoir inopérant. Cependant, la fin de la morale ne peut être le bonheur dans la mesure où celui-ci, parce qu'il est un concept indéterminé, risque de conduire l'existence vers une série de contradictions.