samedi 29 octobre 2016

"Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse"

Commentaire

La Lettre à Ménécée est une lettre écrite par Epicure (341-270 av. J.-C.) à son disciple Ménécée. Elle propose une méthode pour atteindre le bonheur, considéré par Epicure comme le souverain bien. Son originalité consiste à identifier le bonheur au plaisir et le plaisir au bien. Le postulat d'Epicure est que, naturellement, tout être recherche le plaisir et fuit la douleur. A partir de là, la philosophie épicurienne se donne comme objectif de permettre à l'homme de renouer avec le principe de plaisir qui rend la vie heureuse. Mais pour que le plaisir reste le plaisir, il doit être modéré par un travail rationnel et par la vertu de prudence.

Le texte ci-dessous se situe juste après la partition des désirs en naturels et nécessaires, naturels et non nécessaires et non naturels et non nécessaires. Seuls les désirs naturels et nécessaires mènent à la vie heureuse car ce sont les désirs indispensables à la santé du corps et à l'absence de trouble dans l'âme. De surcroît, ces désirs sont aisés à satisfaire, contrairement aux deux autres types de désirs. Les désirs naturels mais non nécessaires peuvent être recherchés seulement s'ils n'impliquent pas de souffrance, ce sont par exemple les satisfactions esthétiques ou sexuelles. Enfin, les désirs non naturels et non nécessaires sont à éviter car ils ne sont pas appropriés à ce que nous sommes, ce sont par exemple les honneurs ou les richesses.

Pour Epicure, "le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse". D'une part, il en constitue le point de départ car c'est à partir de lui que l'on détermine "ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter". Il faut comprendre ici que l'on se dirige sans réflexion vers le plaisir et qu'on fuit instinctivement la douleur et que, par conséquent, le plaisir est le critère naturel de notre détermination vers le bonheur. D'autre part, il en constitue le point d'arrivée dans la mesure où l'on aboutit à lui. Autrement dit, on recherche naturellement le plaisir et on est heureux quand on y parvient. Le plaisir est à la fois le critère de détermination pour parvenir au bonheur et le plaisir en lui-même est suffisant pour nous rendre heureux. 

Cependant, "tout plaisir n'est pas à rechercher". Si, naturellement, nous avons tendance à fuir la douleur et à rechercher le plaisir, il ne faut pas pour autant avoir une conception à courte vue du plaisir. En effet, il existe des plaisirs qu'on doit éviter justement parce que leur satisfaction pourrait aboutir à des peines qui les surpassent. De même, certaines douleurs sont nécessaires pour s'éviter des peines ultérieures et donc garantir un certain plaisir lié à l'absence de souffrance.  Mais dans tous les cas, "chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à atteindre". Le plaisir est associé au bien et la douleur au mal, sauf dans certains cas où le bien doit être traité comme un mal ou le mal comme un bien. C'est alors à une balance coûts et avantages qu'il revient de faire appel pour trancher le dilemme.

La philosophie épicurienne fait donc du principe de plaisir l'alpha et l'omega d'une vie bienheureuse. C'est un hédonisme puisqu'il s'agit bien d'une doctrine morale où le plaisir est recherché comme fin de l'action. Mais il ne s'agit pas pour autant d'un éloge de l'usage immodéré des plaisirs. Il faut distinguer Epicure de la caricature qu'en donnent ses détracteurs en employant pour désigner les tenants de sa pensée le terme de "pourceaux d'épicuriens", fustigeant ainsi des hommes immoraux qui se vautreraient dans une vie de plaisirs sans autre considération. Au contraire de cette critique, Epicure se fait même le chantre d'une certaine frugalité dans l'usage des plaisirs. Par exemple, en se contentant de mets simples et en prenant l'habitude de se nourrir sobrement, on ressentira moins douloureusement le manque le jour où l'abondance viendrait à manquer.

Epicure observe que l'intensité du plaisir ne varie pas que l'on se nourrisse de mets simples ou de mets somptueux. Pourquoi ? Parce que le plaisir est d'abord à comprendre en tant que suppression d'une douleur. Ainsi celui qui a souffert de la faim sentira le plus vif plaisir à manger du pain et de l'eau. Il est donc inutile de se nourrir quotidiennement de produits raffinés et luxueux. Il vaut mieux s'habituer à satisfaire des désirs simples, donc naturels et nécessaires, plus aisés à combler, et ce même dans les jours fastes, plutôt que d'avoir à souffrir de l'absence de mets superfétatoires les jours de disette. En outre, des mets simples suffisent à apporter la santé et laissent à l'homme "toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie", c'est-à-dire de ne pas perdre son temps à accumuler des richesses superflues pour se tourner vers l'accomplissement de ce qu'il est sage de réaliser au cours de son existence (par exemple la philosophie). Enfin, cet usage modéré des plaisirs rend le plaisir d'autant plus grand lorsque, à titre exceptionnel, nous avons l'occasion de faire bombance.

Pour que le plaisir reste compatible avec le bonheur, il importe qu'il ne soit pas sans fin. Une recherche illimitée et déraisonnée du plaisir que ce soit dans la nourriture, la boisson ou la chair n'apporte pas le bonheur. La vie heureuse est au contraire engendrée par "le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines opinons d'où provient le plus grand trouble des âmes". C'est pourquoi Epicure estime que la prudence est "le plus grand des biens". Il place même cette vertu au-dessus de la philosophie elle-même car elle nous enseigne qu'il n'y a de vie agréable que tempérée : une vie consacrée à la philosophie est supérieure à une vie faite d'une satisfaction infinie des désirs, mais cette vie philosophique ne saurait être agréable que si elle est elle-même modérée par la prudence et les autres vertus que sont l'honnêteté et la justice. On entre ainsi dans un cercle vertueux où la vie agréable engendre les vertus et où ces vertus favorisent en retour une vie agréable.

Texte

"Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (129) En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit. 

Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. (130) 

En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien. C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. 

En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, (131) et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L’habitude d’une nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. 

Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. (132) 

Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. 

Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus."

- Epicure, Lettre à Ménécée, trad. O. Hamelin. 

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