vendredi 7 octobre 2016

"Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible"

Commentaire

Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), aussi appelé "Second Discours" pour le distinguer de celui portant sur les sciences et les arts, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) poursuit sa réflexion sur la source des inégalités sociales présentes dans la société d'Ancien Régime. A partir de son analyse de l'état de nature, il estime qu'il existe en tout homme un sentiment naturel qu'il appelle "pitié" et qui porte chacun à éprouver une répugnance à voir souffrir autrui. Cette conception repose sur une théorie de la nature humaine conçue comme essentiellement bonne, le sentiment du devoir venant d'une répulsion innée pour le mal. 

Peu avant ce texte qui se trouve dans la "Première partie" du Second Discours, Rousseau donne quelques exemples de la pitié qu'il juge commune aux hommes et aux animaux : la tendresse des mères pour leurs petits, la répugnance des chevaux à fouler aux pieds un corps vivant ou encore les mugissements du bétail que l'on conduit à l'abattoir. Il critique également la morale propre à l'état social qu'il juge trop rationalisante et loue la pitié, qui est un pur mouvement de la nature, antérieure à toute réflexion. Enfin, il rend hommage à Bernard Mandeville, auteur de La Fable des abeilles (1714) pour avoir vu qu'une morale reposant uniquement sur la raison rends les hommes monstrueux, mais il regrette qu'il n'en ait pas tiré toutes les conséquences : c'est de la pitié que procède toutes les autres vertus sociales telles que la générosité, la clémence, l'humanité, la bienveillance ou l'amitié.

Chez Rousseau, la pitié joue un rôle tout à fait fondamental dans la mesure où elle constitue une vertu naturelle et universelle dont découlent toutes les autres vertus. Il la définit comme "un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce". Ainsi, la pitié a deux fonctions principales :
  • elle sert de contrepoids à l'amour de soi-même : cet amour, qui est aussi un sentiment naturel, se caractérise par une certaine rudesse car il ne prend pas en compte les relations avec autrui, l'enjeu étant, pour l'homme comme pour la bête, d'assurer d'abord sa propre conservation ;
  • elle concourt à la conservation de l'espèce : comme la pitié rend l'homme sensible au sort d'autrui, elle modère de ce fait les effets négatifs de l'amour de soi.

Ce concours de la pitié à la conservation de l'espèce se fait à trois niveaux : 
  • l'entraide : la pitié fait que les individus se portent assistance "sans réflexion" ;
  • la loi naturelle : elle régule les échanges à l'état de nature au moyen de "sa douce voix", à l'état de nature l'homme n'est donc pas gouverné par le seul intérêt qu'il porte à sa conservation (c'est ce que Hobbes affirmait, il en concluait que l'homme était naturellement mauvais, qu'il était "un loup pour l'homme", cf. l'"Epître dédicatoire" Du Citoyen), mais il répugne à voir souffrir autrui ;
  • la bonté : elle empêche qu'un homme profite de sa force pour voler sa nourriture à l'enfant ou au vieillard. 

A ces trois points, il faut en ajouter un quatrième qui constitue la synthèse de l'ensemble. Rousseau explique que la pitié peut se traduire par la maxime suivante : "Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible". Une maxime est une règle de conduite. Cette maxime de la pitié signifie que la morale naturelle, c'est-à-dire préexistant à la société, conduit l'homme à se soucier de son propre bien (amour de soi) en faisant le moins possible de mal à autrui (pitié). Rousseau égratigne au passage la reconstruction rationnelle de la morale naturelle faite par les philosophes et qui consiste à subtiliser (au sens de raffiner à l'extrême) la relation à autrui en établissant comme maxime : "Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse". Il souligne l'aspect réflexif de cette dernière qui suppose de réfléchir d'abord à autrui pour aller à soi, ce qui ne correspond pas au mouvement naturel de la morale qui part de l'amour de soi et arrive à autrui au moyen de la pitié. 

Pour Rousseau, tout le monde n'a pas la même propension à l'abstraction qu'un Socrate. Si la nature avait compté uniquement sur la raison pour que les hommes prennent soin les uns des autres, "il y a longtemps que le genre humain ne serait plus". Il faut donc que ce soit un sentiment naturel et non pas un argument rationnel qui constitue le socle de la morale humaine. La pitié se révèle plus spontanée et plus efficace que la raison, laquelle se montre artificielle et beaucoup plus dure. Le fondement de la maxime issue de la pitié reste égoïste, puisqu'on s'efforce de poursuivre d'abord son propre intérêt en s'épargnant autant que possible de voir autrui souffrir, alors que la maxime issue de la raison est plus altruiste mais demeure plus difficile à suivre. De ces deux maximes, la plus crédible paraît être celle qui est la plus immédiate et la moins ratiocinante.

Cette vision de la morale s'accompagne aussi d'une conception de la nature humaine : les hommes ne sont pas naturellement méchants, ils sont "plus attentifs à se garantir du mal [...] que tentés d'en faire à autrui". Par conséquent, les querelles sont, à l'état de nature, peu dangereuses. La société n'a pas encore dévoyé cette nature : l'homme ne connaît pas la vanité, la considération, l'estime, le mépris, la propriété, l'idée de la justice et son corrélat qui est la punition. Tous ces phénomènes sont en effet générés par l'état social où l'homme, à mesure qu'il développe son commerce avec autrui, finit par se comparer à ses semblables et à devenir envieux. Son amour de soi qui était neutre moralement à l'état de nature, se mue progressivement en un amour propre, sentiment factice, qui porte chacun à faire plus de cas de soi que de tout autre et qui inspire aux hommes, selon Rousseau, tous les maux qu'ils se font.  

Texte

"La pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir ; c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de moeurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix ; c’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation. 

Quoiqu’il puisse appartenir à Socrate, et aux esprits de sa trempe, d’acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent. Avec des passions si peu actives, et un frein si salutaire, les hommes plutôt farouches que méchants, et plus attentifs à se garantir du mal qu’ils pouvaient recevoir que tentés d’en faire à autrui, n’étaient pas sujets à des démêlés fort dangereux : comme ils n’avaient entre eux aucune espèce de commerce, qu’ils ne connaissaient par conséquent ni la vanité, ni la considération, ni l’estime, ni le mépris, qu’ils n ’avaient pas la moindre notion du tien et du mien, ni aucune véritable idée de la justice, qu’ils regardaient les violences qu’ils pouvaient essuyer comme un mal facile à réparer, et non comme une injure qu’il faut punir, et qu’ils ne songeaient pas même à la vengeance si ce n’est peut-être machinalement et sur-le-champ, comme le chien qui mord la pierre qu’on lui jette, leurs disputes eussent eu rarement des suites sanglantes, si elles n’eussent point eu de sujet plus sensible que la pâture".

- Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, "Première partie".

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