mardi 9 août 2016

"La nature de l'équitable est d'être un correctif de la loi"

Commentaire

L'Ethique à Nicomaque est une oeuvre d'Aristote (384-322 av. J.-C) qui se compose de dix livres et qui porte sur l'éthique (du grec êthos "moeurs"), c'est-à-dire sur l'art de diriger sa conduite de la meilleure façon qui soit. Cette réflexion chez Aristote est inséparable de la politique, donc de la vie en communauté avec d'autres hommes. Elle vise à déterminer quel est le souverain bien - le bonheur pour Aristote - ainsi que la meilleure façon d'y parvenir. Cet objectif amène le Stagirite à réfléchir sur des notions telles que la vertu (livres I à IV), la justice (livre V), l'amitié (livre VIII et IX) et le bonheur (livre X). 

Le texte ci-dessous est extrait du livre V consacré à la justice et, plus précisément, du chapitre 14 intitulé "L'équité et l'équitable" reproduit intégralement. En V, 6-7, Aristote a distingué la justice distributive qui donne à chacun à proportion de ce qui lui revient et la justice corrective qui consiste à rétablir l'égalité. Il a également, en V, 9, défini la justice comme médiété, c'est-à-dire comme un art du juste milieu, il s'agit de ne donner ni trop, ni trop peu, l'injustice relevant ainsi des extrêmes. Il en vient ainsi à distinguer l'égalité de traitement que réalise la justice légale et ce qu'il appelle l'équité qui vise à pallier les insuffisances de la règle de droit lorsqu'un cas particulier l'exige au regard d'une certaine conception de la justice. 

Pour qu'une loi soit juste, elle doit reposer sur un principe d'égalité en imposant à tous les hommes les mêmes devoirs et en faisant respecter pour chacun les mêmes droits. Mais, ainsi que les Romains l'ont résumé en une formule : summum jus, summa injuria, autrement dit, l'application excessive du droit peut conduire à une injustice suprême. Dans certains cas, si l'on a en vue la justice entendue en son sens naturel, c'est-à-dire correspondant à un sentiment du juste que nous aurions en chacun de nous, il apparaît nécessaire de déroger à l'égalité (on donne à tous la même chose) afin d'aménager une place pour l'équité (on adapte ce que dit la loi aux circonstances). 

Aristote souligne la proximité de l'équité et de la justice naturelle : certes, ces deux notions ne se confondent pas, mais elles ne sont pas complètement étrangères l'une à l'autre. Il nous arrive, en effet, de louer un comportement que l'on juge équitable : une distribution semble plus juste si elle se fait non pas à parts égales, mais en fonction de l'effort que chacun a fourni. Mais Aristote observe également qu'il peut nous arriver de blâmer une distribution équitable qui n'est pas juste. Tout le monde n'a pas les mêmes besoins et cela n'a pas de sens de donner davantage à ceux qui ont déjà beaucoup. La notion d'équité soulève donc un problème : elle semble recouvrir plusieurs conceptions de la justice. 

La difficulté identifiée par Aristote est que "l'équitable, tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale". La justice légale est la justice au sens de l'institution qui fait appliquer la loi. Mais cette loi a une particularité : elle "est toujours quelque chose de général". Or, dans certains cas d'espèce, il est difficile de savoir comment interpréter la loi pour pouvoir l'appliquer. Il ne faut pas pour autant en conclure que la loi est mauvaise, car elle est par essence même une règle générale. Simplement, la nature des choses consiste à changer sans cesse. C'est pourquoi, dans certains cas, il convient de faire entrer en jeu la notion d'équité en se faisant "l'interprète de ce qu'eût dit le législateur lui-même s'il avait été présent en ce moment". 

L'équité ressemble à la justice, mais elle nécessite le support de la loi ainsi qu'une interprétation de cette loi en relation avec un cas particulier. En ce sens, pour Aristote, l'équitable est supérieur au juste de la règle. L'équité ajoute quelque chose qui ne se trouve pas dans la justice légale. Par conséquent, "la nature de l'équitable [...] est d'être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité". Ainsi, l'équité ressemble, selon Aristote, à la règle de plomb des architectes de Lesbos "qui ne reste pas rigide" et "peut épouser les formes de la pierre". Certaines décisions, en appliquant strictement la règle, peuvent avoir des conséquences absurdes. Se montrer équitable, c'est-à-dire faire entrer en jeu des considérations qui tiennent à l'esprit de la loi et à la particularité du cas d'espèce, devient ainsi plus juste que s'en tenir à la simple application de la justice légale. Elle permet d'adapter la règle générale au cas particulier.

En conclusion, l'homme équitable est celui qui "ne s'en tient pas rigoureusement à ses droits dans le sens du pire, mais qui a tendance à prendre moins que son dû, bien qu'il ait la loi de son côté". A titre d'exemple, s'en tenir à la loi peut aboutir à des situations absurdes : lorsque l'on s'estime victime d'un dommage, il nous est loisible de réclamer réparation à hauteur de notre préjudice, mais dans la mesure où l'acte était involontaire et que la personne n'est pas en capacité de payer, il va être considéré plus juste, non au sens de la loi, mais au sens de l'équité, de ne pas réclamer son dû. En ce sens, être équitable, c'est se montrer plus juste que si l'on appliquait strictement la règle de droit.

Texte

"Nous avons ensuite à traiter de l'équité et de l'équitable, et montrer leurs relations respectives avec la justice et avec le juste. En effet, à y regarder avec attention, il apparaît que la justice et l'équité ne sont ni absolument identiques, ni génériquement différentes : tantôt nous louons ce qui est équitable et l'homme équitable lui-même, au point que, par manière [1137b] d'approbation, nous transférons le terme équitable aux actions autres que les actions justes, et en faisons un équivalent de bon, en signifiant par plus équitable qu'une chose est simplement meilleure ; tantôt, par contre, en poursuivant le raisonnement, il nous paraît étrange que l'équitable, s'il est une chose qui s'écarte du juste, reçoive notre approbation. S'ils sont différents, en effet, ou bien le juste, ou bien l'équitable n'est pas bon ; ou si tous deux sont bons, c'est qu'ils sont identiques. 

Le problème que soulève la notion d'équitable est plus ou moins le résultat de ces diverses affirmations, lesquelles sont cependant toutes correctes d'une certaine façon, et ne s'opposent pas les unes aux autres. En effet, l'équitable, tout en étant supérieur à une certaine justice, est lui-même juste, et ce n'est pas comme appartenant à un genre différent qu'il est supérieur au juste. Il y a donc bien identité du juste et de l'équitable, et tous deux sont bons, bien que l'équitable soit le meilleur des deux. Ce qui fait la difficulté, c'est que l'équitable, tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu'il y a des cas d'espèce pour lesquels il n'est pas possible de poser un énoncé général qui s'y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d'ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n'en est pas moins sans reproche, car la faute n'est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l'ordre pratique revêt ce caractère d'irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l'omission et de se faire l'interprète de ce qu'eût dit le législateur lui-même s'il avait été présent à ce moment, et de ce qu'il aurait porté dans sa loi s'il avait connu le cas en question. De là vient que l'équitable est juste, et qu'il est supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais seulement au juste où peut se rencontrer l'erreur due au caractère absolu de la règle. Telle est la nature de l'équitable : c'est d'être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité. En fait, la raison pour laquelle tout n'est pas défini par la loi, c'est qu'il y a des cas d'espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi, de telle sorte qu'un décret est indispensable. En effet, de ce qui est indéterminé la règle aussi est indéterminée, à la façon de la règle de plomb utilisée dans les constructions de Lesbos : de même que la règle épouse les contours de la pierre et n'est pas rigide, ainsi le décret est adapté aux faits. 

On voit ainsi clairement ce qu'est l'équitable, que l'équitable est juste et qu'il est supérieur à une certaine sorte de juste. De là résulte nettement aussi la nature de l'homme équitable : celui qui a tendance à choisir et à accomplir les actions équitables [1138a] et ne s'en tient pas rigoureusement à ses droits dans le sens du pire, mais qui a tendance à prendre moins que son dû, bien qu'il ait la loi de son côté, celui-là est un homme équitable, et cette disposition est l'équité, qui est une forme spéciale de la justice et non pas une disposition entièrement distincte." 

- Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V, Chapitre 14 : "L'équité et l'équitable", 1137a 31-1138a 3, trad. J. Tricot.

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