mercredi 17 août 2016

"La fin de l'Etat est la liberté"

Commentaire

Le Traité théologico-politique (1670) ou TTP est l'un des rares ouvrages de Baruch Spinoza (1632-1677) parus de son vivant. Dans ce livre, l'auteur réalise une interprétation de l'Ecriture à la lumière de la raison naturelle. Mais surtout, Spinoza y pose les bases de la laïcité (même si le mot n'est pas présent dans le TTP), c'est-à-dire de la séparation du théologique et du politique, permettant ainsi à des communautés d'obédiences différentes (Amsterdam était une République multiconfessionnelle réunissant des protestants, des catholiques, des juifs, des athées, etc.) de vivre ensemble. Il se veut ainsi un ardent défenseur de la liberté de penser.

Le texte ci-dessous est extrait du chapitre XX qui clôt le TTP. Dans le chapitre XVI, Spinoza a établi que le droit naturel de chaque chose s'étend aussi loin que sa puissance le lui permet. Or ce droit ne se définit pas par la raison, mais par le désir. Par conséquent, rien n'est interdit, y compris la violence qui fait partie de la nature. Cependant, il apparaît plus utile aux hommes de vivre selon des lois qui les mettent à l'abri d'une crainte mutuelle. Ils instaurent donc un état social fixant des bornes à ce que chacun peut faire par l'intermédiaire d'un pacte, dont le principe est l'utilité qu'il procure aux individus qui s'unissent. Ce pacte assure le transfert de la puissance de chaque individu à la société elle-même qui détient désormais le pouvoir souverain. Chaque volonté se trouve ainsi soumise à la volonté de ce souverain et se doit de lui obéir. 

Cependant, Spinoza n'est pas le tenant d'une absolue soumission des hommes au souverain. Pour lui, "la fin de l'Etat est [...] la liberté". Si l'Etat a été institué, c'est justement pour "libérer l'individu de la crainte", lui procurer la sécurité, mais surtout pour lui conserver autant que possible, "sans dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir". Il se distingue ici de Hobbes pour qui la fin de l'Etat est la domination des hommes. L'instauration d'un Léviathan vise à les effrayer et à les tenir en respect pour éviter qu'ils se nuisent. Pour Spinoza, en revanche, si on les gouverne par leurs passions, c'est-à-dire notamment au moyen de la peur, de la haine ou de la colère, alors on les rabaisse au rang de "bêtes brutes" ou "d'automates". Or la nature de l'homme est d'être raisonnable. L'Etat doit donc avoir pour fonction d'assurer à chacun un usage libre de sa raison.

Spinoza ne nie pas qu'il existe une diversité d'opinions entre les hommes qui rend la vie en société difficile : "le libre jugement des hommes est extrêmement divers", et même "chacun pense être seul à tout savoir". La situation naturelle de l'homme est celle de la discorde : "il est impossible que tous opinent pareillement". Mais alors que Hobbes considère que l'Etat doit être la seule autorité capable de décider ce qu'il faut penser ou croire (notamment en ce qui concerne les opinions religieuses), Spinoza estime que seul le passage à l'acte doit être réprimé par l'Etat. Autrement dit, les hommes sont libres de penser ce qu'ils veulent, du moment qu'ils ne mettent pas en pratique leurs opinions. Si le principe du pacte politique consiste à renoncer à un "droit d'agir", il ne s'étend pas jusqu'"au droit de raisonner et de juger". 

Il appartient donc à l'Etat, non seulement d'assurer la liberté de penser, mais également de la défendre en assurant une liberté de parole. La pensée et la parole sont deux caractéristiques qui tiennent à nature de l'homme. Un Etat ne saurait donc interdire ces deux activités sans devenir nuisible. Toutefois, Spinoza n'affirme pas non plus que la liberté de penser doive être sans limites. Il pose deux conditions à cette liberté :

  • ne pas aller au-delà de la simple parole : par exemple, en incitant à passer à l'action pour imposer sa façon de penser aux autres ou en cherchant à changer quelque chose dans l'Etat sans attendre le jugement sur cette opinion du pouvoir souverain ;
  • recourir à la raison seule : cela signifie qu'il ne faut pas solliciter les passions dans son discours (la ruse, la colère ou la haine), ni recourir à la force.

Spinoza donne l'exemple d'un homme qui souhaiterait l'abrogation d'une loi qu'il juge absurde. S'il s'en prend directement au magistrat pour le discréditer ou s'il abroge cette loi pour lui même, alors il devient séditieux, il rompt le pacte par lequel il s'est uni aux autres. En revanche, sa demande est légitime si, conformément aux limites posées par Spinoza :

  • il continue d'obéir à cette loi tant que le pouvoir souverain n'a pas rendu son jugement la concernant ;
  • il réalise une démonstration rationnelle de l'absurdité de cette loi. 

En suivant cette règle, Spinoza estime que la liberté de penser et d'enseigner est "sans danger pour le droit et l'autorité du souverain", donc pour "la paix de l'Etat". Mais il ajoute également que permettre cette liberté est une obligation pour le souverain : "il doit le faire, s'il veut se montrer juste et pieux". Cela signifie qu'un Etat qui nierait la liberté de pensée de ses sujets ne serait plus perçu comme légitime. En effet, la souveraineté d'un Etat ne peut s'étendre à la contrainte des esprits, il est impossible de forcer un individu à accepter qu'une chose vraie soit fausse. Contrairement à Hobbes, le pacte social n'efface pas le droit naturel au profit du seul droit civil, mais il persiste à l'état social. D'où la nécessité de préserver la liberté de penser pour ne pas faire en sorte que le pouvoir aille à l'encontre de la nature dynamique de l'homme.


Texte

"Des fondements de l'État tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n'est pas la domination ; ce n'est pas pour tenir l'homme par la crainte et faire qu'il appartienne à un autre que l'État est institué ; au contraire c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir. Non, je le répète, la fin de l'État n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d'automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une Raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l'État est donc en réalité la liberté.

Nous avons vu aussi que, pour former l'État, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet, le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu'il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d'une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l'individu n'avait renoncé à son droit d'agir suivant le seul décret de sa pensée. C'est donc seulement au droit d'agir par son propre décret qu'il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger.

Par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu'il n'aille pas au-delà de la simple parole ou de l'enseignement, et qu'il défende son opinion par la Raison seule ; non par la ruse, la colère ou la haine, ni dans l'intention de changer quoi que ce soit dans l'État de l'autorité de son propre décret. Par exemple, en cas qu'un homme montre qu'une loi contredit à la Raison, et qu'il exprime l'avis qu'elle doit être abrogée, si, en même temps, il soumet son opinion au jugement du souverain (à qui seul il appartient de faire et d'abroger des lois) et qu'il s'abstienne, en attendant, de toute action contraire à ce qui est prescrit par cette loi, certes il mérite bien de l'État et agit comme le meilleur des citoyens ; au contraire, s'il le fait pour accuser le magistrat d'iniquité et le rendre odieux, ou tente séditieusement d'abroger cette loi malgré le magistrat, il est du tout un perturbateur et un rebelle.

Nous voyons donc suivant quelle règle chacun, sans danger pour le droit et l'autorité du souverain, c'est-à-dire pour la paix de l'État, peut dire et enseigner ce qu'il pense : c'est à la condition qu'il laisse au souverain le soin de décréter sur toutes actions, et s'abstienne d'en accomplir aucune contre ce décret, même s'il lui faut souvent agir en opposition avec ce qu'il juge et professe qui est bon. Et il peut le faire sans péril pour la justice et la piété ; je dis plus, il doit le faire, s'il veut se montrer juste et pieux."

- Spinoza, Traité théologico-politique, Chapitre XX : "Où l'on montre que dans un Etat libre, il est loisible à chacun de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense", § 6-8, trad. C. Appuhn.

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