mercredi 3 août 2016

"Il est juste que celui qui vaut mieux ait plus qu’un autre qui vaut moins"

Commentaire

Le Gorgias (vers 387 av. J.-C) est un dialogue de Platon (428-348 av. J.-C) sous-titré Sur la rhétorique. Il s'agit de définir ce qu'est la rhétorique et surtout, pour Platon, d'en faire la critique. La rhétorique désigne l'art de bien parler, c'est-à-dire de recourir à des figures de style afin d'impressionner et de persuader son auditoire. Or, telle que l'utilisent les sophistes, dont fait partie Calliclès, l'un des principaux protagonistes du dialogue qui s'oppose frontalement à Platon, la rhétorique ne sert aucune cause transcendante qui serait le bien ou le juste, mais constitue un outil de domination au service du plus fort. 

Le texte ci-dessous est extrait de la tirade de Calliclès, qui hors de lui, répond à Socrate que sa conception de la justice comme recherche du bien, est erronée. Calliclès se fait le chantre de la théorie du droit du plus fort : la justice, selon lui, se confond avec la force. Il recourt pour appuyer sa théorie à la distinction entre la nature et la loi et oppose ainsi la situation de domination des forts sur les faibles à l'état de nature au retournement que constitue la loi humaine qui protège les plus faibles au détriment des plus forts. Autrement dit, Calliclès a une vision naturaliste du droit : à l'état de nature, c'est la loi de la jungle, les forts dominent les faibles et cette domination n'est rien d'autre que la justice. Par conséquent, le tyran qui s'impose par la force ne doit pas être condamné car s'il est le plus fort, sa domination des autres hommes est légitime. 

Calliclès commence par expliquer pourquoi paradoxalement le droit du plus fort se trouve négativement connoté en démocratie. Selon lui, "les lois sont [...] l'ouvrage des plus faibles et des plus nombreux". La démocratie consiste en la domination des faibles sur les forts : en grec, dêmos désigne le "peuple" et kratein "commander". Les faibles s'associent et établissent des lois qui les favorisent. En conséquence, les lois sont une invention de la masse pour "effrayer les plus forts", c'est-à-dire les contrôler afin d'éviter qu'ils utilisent leur force pour imposer leur joug aux plus faibles. Ces lois condamnent l'usage de la force, elles font de la supériorité "une chose laide et injuste" et associent accroissement de puissance et injustice. Mais il s'agit d'un artifice humain car ce n'est pas la conception du droit que l'on trouve à l'état de nature. Calliclès oppose ainsi lois positives (instituées par les hommes) et lois naturelles (la situation qui prévaut à l'état de nature, avant l'institution de règles).

Par dessus tout, ce qui rend fondamentalement les faibles heureux ajoute Calliclès, c'est que la loi égalise les conditions : elle met tout le monde sur le même plan. Quels que soient les dons reçus de la nature, elle annule les inégalités. Or la véritable justice, celle qui, aux yeux de Calliclès, répond à ce que veut la nature, va à l'encontre de cette égalisation des conditions : du point de vue du droit naturel, "il est juste que celui vaut mieux ait plus qu'un autre qui vaut moins, et le plus fort plus que le plus faible". Il suffit selon Calliclès d'observer la nature, notamment comment fonctionnent les relations entre les animaux et même certaines nations humaines où ce sont les plus forts qui commandent aux plus faibles. Dans ces communautés, il y a aussi des lois, mais la règle du juste n'est pas pervertie : elle est la même qui prévaut à l'état de nature. Calliclès cite en exemple la Perse de Xerxès Ier qui régna de 486 à 465 av. J.-C. et médita contre la Grèce une invasion dont le but était de venger l'échec de son père Darius. Xerxès était animé par cet esprit de vengeance que condamnent les lois démocratiques, mais dont Calliclès fait l'éloge. 

Les lois qui rejettent la vengeance apparaissent à Calliclès contre nature. Dans son esprit, il existe une "loi de la nature" qui encadre et domine "celle que les hommes ont établie". Elle pose le droit positif (celui des hommes) comme second par rapport au droit naturel. Il n'est donc pas étonnant de trouver aussi une dénonciation de la pédagogie en vigueur dans les démocraties qui conduit à niveler les différences, à prendre "dès l'enfance les meilleurs et les plus forts" pour les dompter et les persuader de "faire respecter l'égalité" tout en leur suggérant qu'il est à la fois beau et juste de le faire. La belle action, l'action morale et bonne, dans la démocratie, c'est protéger les plus faibles, surtout ne pas les écraser. Pour Calliclès, cette conception n'est rien d'autre qu'une manipulation. En réalité, le juste est que les plus forts développent librement leurs facultés et commandent ainsi aux autres. Mais cela échappe à ceux qui vivent en démocratie car ils sont habitués à associer le juste à l'égalité. 



Ainsi Calliclès propose une expérience limite : il suffit selon lui qu'un homme hors du commun surgisse, quelqu'un que les autres hommes voient par exemple comme un homme providentiel ou un sauveur. Celui-ci viendra bousculer leur ancienne conception du juste et alors "on verra briller la justice telle qu'elle est selon l'institution de la nature". Finalement, la nature reprend toujours ses droits et si les circonstances l'exigent, les forts finissent par reprendre la place qui leur revient. Calliclès fait référence au poète Pindare qui déclare que "la loi est reine des mortels et des immortels", impliquant ainsi que la temporalité de la véritable loi, la loi naturelle, est l'éternité. Au contraire, les lois humaines périssent avec les différentes cités. Or cette loi naturelle légitime le recours à la violence. Pindare s'appuie sur la mythologie et, plus précisément, sur le dixième des douze travaux d'Hercule qui consiste à dérober les boeufs de Géryon, un géant doté d'une force surpuissante. Hercule finit par le tuer et par emporter ses boeufs. Ce récit montre, selon Calliclès, que les dieux eux-mêmes garantissent l'établissement de la loi du plus fort : ce que le plus fort prend au cours d'un combat lui appartient légitimement.

Texte


"Les lois sont, à ce que je pense, l’ouvrage des plus faibles et des plus nombreux ; en les faisant ils n’ont donc pensé qu’à eux-mêmes et à leurs intérêts : s’ils approuvent, s’ils blâment [483c] quelque chose, ce n’est que dans cette vue ; et pour effrayer les plus forts, qui pourraient acquérir de l’ascendant sur les autres, et les empêcher d’en venir là, ils disent que la supériorité est une chose laide et injuste, et que travailler à devenir plus puissant, c’est se rendre coupable d’injustice ; car, étant les plus faibles, ils se tiennent, je crois, trop heureux que tout soit égal. Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, il est injuste et laid de chercher à l’emporter sur les autres, et ce qui fait qu’on a donné à cela le nom d’injustice.

Mais la nature démontre, ce me semble, [483d] qu’il est juste que celui qui vaut mieux ait plus qu’un autre qui vaut moins, et le plus fort plus que le plus faible. Elle fait voir en mille rencontres qu’il en est ainsi, tant en ce qui concerne les animaux que les hommes eux-mêmes, parmi lesquels nous voyons des états et des nations entières où la règle du juste est que le plus fort commande au plus faible, et soit mieux partagé. De quel droit en effet Xerxès fit-il la guerre à la Grèce, et son père aux Scythes ? Sans parler [483e] d’une inanité d’autres exemples qu’on pourrait citer. Dans ces sortes d’entreprises, on agit, je pense, selon la nature, selon la loi de la nature, si ce n’est pas selon celle que les hommes ont établie. Nous prenons dès l’enfance les meilleurs et les plus forts d’entre nous ; nous les formons et les domptons comme des lionceaux, par des enchantements et des prestiges, et nous leur enseignons [484a] qu’il faut respecter l’égalité, et qu’en cela consistent le beau et le juste.

Mais qu’il paraisse un homme d’une nature puissante, qui secoue et brise toutes ces entraves, foule aux pieds nos écritures, nos prestiges, nos enchantements et nos lois contraires à la nature, et s’élève au-dessus de tous, comme un maître, lui dont nous avions fait un esclave, c’est alors [484b] qu’on verra briller la justice telle qu’elle est selon l’institution de la nature. Pindare me paraît appuyer ce sentiment dans l’ode où il dit que la loi est la reine des mortels et des immortels. Elle traîne après elle, poursuit-il, la violence d’une main puissante, et elle la légitime. J’en juge par les actions d’Hercule, qui, sans les avoir achetés… Ce sont à-peu-près les paroles de Pindare ; car je ne sais point cette ode par cœur. Mais le sens est qu’Hercule emmena avec lui les bœufs de Géryon, [484c] sans qu’il les eût achetés ou qu’on les lui eût donnés ; donnant à entendre que cette action était juste, à consulter la nature, et que les bœufs et tous les autres biens des faibles et des petits appartiennent de droit au plus fort et au meilleur."

- Platon, Gorgias, trad. V. Cousin, [483c-484c].

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