lundi 15 août 2016

Cours - La justice et le droit

Introduction

Au premier abord, la justice et le droit semblent deux notions très proches relevant du domaine juridique, la justice consistant minimalement en l'application du droit. Pourtant, il suffit de rappeler l'argument d'une pièce célèbre de Sophocle pour se persuader du contraire. Dans Antigone (441 av. J.-C.), on assiste en effet à une opposition frontale entre le droit humain et la justice divine. Antigone, soeur de Polynice recouvre, contre le décret du roi Créon, le corps de son frère qui vient d'être tué au combat. Elle estime l'édit royal illégitime car contrevenant aux lois divines, non écrites et éternelles, selon lesquelles tout corps a droit à une sépulture. Créon soutient, en revanche, que les lois humaines ne peuvent être enfreintes au nom de convictions personnelles et que Polynice était un traitre. Il décide donc de faire emmurer Antigone vivante pour avoir osé braver son autorité. 

La justice vient du latin justus qui signifie juste. Est juste une personne qui possède un jugement moral et une intention d'équité, qui va chercher à apprécier, reconnaître et respecter les droits et mérites de chacun. Mais il existe deux grands types de droit : le droit positif, créé artificiellement par les sociétés humaines et le droit naturel, droit non écrit, qui dérive de la nature des choses ou de la nature humaine. La justice divine dont se réclame Antigone est, en quelque sorte, une conception qui se rapproche du droit naturel au sens où elle agit au nom d'une justice transcendant les sociétés humaines, qui serait édictée par les dieux et valable en tout temps et en tout lieu. Cependant, la justice peut aussi désigner l'institution judiciaire chargée de faire appliquer le droit positif, d'où la position de Créon qui affirme être dans son bon droit lorsqu'il juge Antigone pour avoir enfreint la loi. Il peut donc considérer qu'il incarne la justice et que par conséquent, ses décisions sont justes parce qu'il lui appartient de faire respecter les lois. 

La question primordiale dans un tel débat est en fait celle du fondement du droit, c'est-à-dire de la reconnaissance par les individus sur lesquels il s'exerce de sa légitimité. Il faut distinguer en effet la légalité et la légitimité. Est légitime, ce qui correspond à une certaine représentation que nous nous faisons de la justice. Est légal, ce qui est simplement conforme à la loi. Ainsi, une décision de justice peut être légale, c'est-à-dire s'en tenir strictement au droit, tout en étant perçue comme illégitime parce que violant manifestement la conception naturelle que nous nous faisons de la justice. L'enjeu va être de parvenir à confondre légalité et légitimité, à faire en sorte que l'application du droit soit perçue comme juste. Tant que ces deux notions se recouvrent, droit et justice vont de paire. En revanche, dès qu'elles se disjoignent, le droit positif peut être remis en cause, parfois gravement (révolutions). Le droit vient du latin directus qui signifie sans courbure, or il peut arriver que l'absence d'adaptation du droit à un cas particulier soit justement une source d'injustice (par exemple, la non prise en compte par Créon de l'importance de l'amour filial dans l'action d'Antigone qui nécessiterait une peine moins lourde que celle prévue initialement). 

Comment garantir que le droit soit juste ?

1/ Le mal moral de l'injustice

Dans son dialogue intitulé le Gorgias (vers 387 av. J.-C), Platon (428-348 av. J.-C), par l'intermédiaire du personnage Socrate, affirme qu'il vaut mieux subir une injustice que la commettre. Socrate va tenter de convaincre son interlocuteur Polos, que la rhétorique est un art du discours qui doit servir non pas à se défendre d'un crime que l'on aurait commis, comme c'est le cas classiquement à un procès, mais au contraire à favoriser sa condamnation puisque la sanction est un bien et l'injustice un mal.

Polos est un disciple de Gorgias, célèbre sophiste de l'Antiquité. Ce dernier soutient que son enseignement de la rhétorique peut aussi instruire sur les valeurs morales, ce que Socrate réfute en affirmant que connaître le juste suppose aussi de le vouloir nécessairement. Or pour les sophistes, notamment Gorgias et Polos, la rhétorique est un pouvoir parce que l'orateur peut s'en servir pour parvenir à faire ce qu'il veut. C'est l'objet du désaccord avec Socrate : pour les sophistes, faire ce qu'on veut signifie suivre ses désirs. Or Socrate distingue faire ce qui plaît et faire ce qu'on veut : on peut désirer des choses qui sont mauvaises pour nous, mais on ne peut vouloir son propre mal, on ne peut vouloir que son bien. Pourquoi ? Parce que la volonté suppose une connaissance du bien. Le bien ne se confond pas avec le plaisir, il nécessite de connaître ce qui est bon ou pas pour nous. 

La position initiale de Polos est qu'il vaut mieux commettre une injustice, que de la recevoir. Il s'agit apparemment d'une réponse de bon sens : si l'on fait sciemment une bêtise, on va préférer échapper à la punition, quitte à laisser quelqu'un d'autre se faire accuser, plutôt que prendre le risque de se dénoncer. Cela s'explique par le fait que la punition est un mal au sens où elle nous fait mal : on ressent un déplaisir, une douleur. Ensuite, Socrate prend le problème d'un autre point de vue, celui du beau et du laid. Dans ces conditions, le mal étant entendu comme ce qui est laid, Polos reconnaît qu'il est plus laid de commettre une injustice que de la recevoir. Apparaît ici en creux, une notion clé en grec ancien qui est l'association du beau (kalos) et du bon (kagathos) : la kalokagathie désignant, chez les Hellènes, un idéal d'excellence et de vertu. 

Socrate poursuit en prenant plusieurs exemples, le premier étant celui des beaux corps : on dit qu'un corps est beau parce qu'il permet de faire beaucoup de choses ou bien qu'il procure un certain plaisir quand on le regarde. Il en va de même pour les figures et les couleurs, et également pour les sciences. Polos doit reconnaître que le beau est "ce qui est bon ou agréable" et que, par conséquent, le laid est son contraire, à savoir ce qui est mauvais ou douloureux. Ainsi, une chose est plus belle qu'une autre si elle est meilleure ou plus agréable qu'une autre, ou bien les deux. Or Polos a affirmé : 
  • il est plus plus désagréable de souffrir l'injustice que de la commettre ;
  • il est plus laid de commettre l'injustice que la subir. 

Ces deux énoncés traduisent l'opinion de Polos que l'on peut résumer ainsi : certes, commettre une injustice est laid, mais il vaut mieux cela que de subir la douleur liée à la punition. On voit donc que c'est le terme "mal" qui pose problème. Dans un cas, on suppose que le mal concerne ce qui est douloureux, dans l'autre, on dit que le mal est immoral. Socrate va donc chercher à faire comprendre à Polos que commettre une injustice est un mal moral et que ce mal est plus désagréable que la douleur corporelle. Pour cela, il va chercher à déterminer quelle est cette laideur dont il est question. 

Il existe trois raisons possibles au fait qu'il soit plus laid de commettre une injustice que de la subir : 
  • c'est plus douloureux ;
  • c'est un plus grand mal ;
  • ces deux raisons à la fois.  

Or commettre une injustice n'est pas douloureux, donc c'est nécessairement que c'est un plus grand mal au sens moral du terme. Il faut comprendre que commettre une injustice est laid parce que c'est mauvais au plan moral, c'est-à-dire contraire à son propre bien. Socrate conclut : "j’avais raison de dire que ni moi, ni toi, ni qui que ce soit n’aimerait mieux faire une injustice que la recevoir, parce que c’est une chose plus mauvaise." Dans l'esprit de Platon, ne pas être puni revient à ne pas délivrer l'âme du mal qu'elle a accompli. La punition délivre l'âme comme le corps est soigné de la maladie. L'âme étant la réalité supérieure dans la philosophie platonicienne, l'injustice va être conçue comme le pire des maux : une maladie de l'âme que l'on ne traite pas. Le mal ne s'appréhende pas du côté de la douleur physique, mais seulement de celui de la douleur morale. 

De ce point de vue, la rhétorique ne sert à rien : l'important n'est pas de persuader autrui, mais de reconnaître quels sont ses torts, pour apprendre de ses actions. La rhétorique va même être un mal puisqu'elle va permettre de se dédouaner, d'éviter de reconnaître que l'on a mal agi par des subterfuges stylistiques. Pour Platon, il apparaît préférable d'aller au devant de la punition, d'aller chez le juge comme on se rend chez le médecin pour se soigner, car c'est la justice qui permet de rendre son âme meilleure. 

2/ Le droit du plus fort

Un peu plus loin dans le Gorgias, Calliclès prend la parole pour prendre le contrepied de la morale socratique qui se veut fondamentalement une recherche du bien. Il se fait le chantre de la théorie du droit du plus fort : la justice, selon lui, se confond avec la force. Il recourt, pour appuyer sa théorie, à la distinction entre la nature et la loi et oppose ainsi la situation de domination des forts sur les faibles à l'état de nature au retournement que constitue la loi humaine qui protège les plus faibles au détriment des plus forts. Autrement dit, Calliclès a une vision naturaliste du droit : à l'état de nature, c'est la loi de la jungle, les forts dominent les faibles et cette domination n'est rien d'autre que la justice. Par conséquent, le tyran qui s'impose par la force ne doit pas être condamné car s'il est le plus fort, sa domination des autres hommes est légitime. 

En démocratie, Calliclès estime que cette théorie du droit du plus fort n'est jamais bien vue car "les lois sont [...] l'ouvrage des plus faibles et des plus nombreux". La démocratie consiste en la domination des faibles sur les forts : en grec, dêmos désigne le "peuple" et kratein "commander". Les faibles s'associent et établissent des lois qui les favorisent. En conséquence, les lois sont une invention de la masse pour "effrayer les plus forts", c'est-à-dire les contrôler afin d'éviter qu'ils utilisent leur force pour imposer leur joug aux plus faibles. Ces lois condamnent l'usage de la force, elles font de la supériorité "une chose laide et injuste" et associent accroissement de puissance et injustice. Mais il s'agit d'un artifice humain car ce n'est pas la conception du droit que l'on trouve à l'état de nature. Calliclès oppose ainsi lois positives (instituées par les hommes) et lois naturelles (la situation qui prévaut à l'état de nature, avant l'institution de règles).

Par dessus tout, ce qui rend fondamentalement les faibles heureux ajoute Calliclès, c'est que la loi égalise les conditions : elle met tout le monde sur le même plan. Quels que soient les dons reçus de la nature, elle annule les inégalités. Or la véritable justice, celle qui, aux yeux de Calliclès, répond à ce que veut la nature, va à l'encontre de cette égalisation des conditions : du point de vue du droit naturel, "il est juste que celui vaut mieux ait plus qu'un autre qui vaut moins, et le plus fort plus que le plus faible". Il suffit selon Calliclès d'observer la nature, notamment comment fonctionnent les relations entre les animaux et même certaines nations humaines où ce sont les plus forts qui commandent aux plus faibles. Dans ces communautés, il y a aussi des lois, mais la règle du juste n'est pas pervertie : elle est la même qui prévaut à l'état de nature. Calliclès cite en exemple la Perse de Xerxès Ier qui régna de 486 à 465 av. J.-C. et médita contre la Grèce une invasion dont le but était de venger l'échec de son père Darius. Xerxès était animé par cet esprit de vengeance que condamnent les lois démocratiques, mais dont Calliclès fait l'éloge. 

Les lois qui rejettent la vengeance apparaissent à Calliclès contre nature. Dans son esprit, il existe une "loi de la nature" qui encadre et domine "celle que les hommes ont établie". Elle pose le droit positif (celui des hommes) comme second par rapport au droit naturel. Il n'est donc pas étonnant de trouver aussi une dénonciation de la pédagogie en vigueur dans les démocraties qui conduit à niveler les différences, à prendre "dès l'enfance les meilleurs et les plus forts" pour les dompter et les persuader de "faire respecter l'égalité" tout en leur suggérant qu'il est à la fois beau et juste de le faire. La belle action, l'action morale et bonne, dans la démocratie, c'est protéger les plus faibles, surtout ne pas les écraser. Pour Calliclès, cette conception n'est rien d'autre qu'une manipulation. En réalité, le juste est que les plus forts développent librement leurs facultés et commandent ainsi aux autres. Mais cela échappe à ceux qui vivent en démocratie car ils sont habitués à associer le juste à l'égalité. 

Ainsi Calliclès propose une expérience limite : il suffit selon lui qu'un homme hors du commun surgisse, quelqu'un que les autres hommes voient par exemple comme un homme providentiel ou un sauveur. Celui-ci viendra bousculer leur ancienne conception du juste et alors "on verra briller la justice telle qu'elle est selon l'institution de la nature". Finalement, la nature reprend toujours ses droits et si les circonstances l'exigent, les forts finissent par reprendre la place qui leur revient. Calliclès fait référence au poète Pindare qui déclare que "la loi est reine des mortels et des immortels", impliquant ainsi que la temporalité de la véritable loi, la loi naturelle, est l'éternité. Au contraire, les lois humaines périssent avec les différentes cités. Or cette loi naturelle légitime le recours à la violence. Pindare s'appuie sur la mythologie et, plus précisément, sur le dixième des douze travaux d'Hercule qui consiste à dérober les boeufs de Géryon, un géant doté d'une force surpuissante. Hercule finit par le tuer et par emporter ses boeufs. Ce récit montre, selon Calliclès, que les dieux eux-mêmes garantissent l'établissement de la loi du plus fort : ce que le plus fort prend au cours d'un combat lui appartient légitimement.

3/ L'équité ou la justice des cas particuliers

Le livre V de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote (384-322 av. J.-C) est consacré à la notion de justice. Dans les chapitres 6 et 7 de ce livre, Aristote distingue la justice distributive qui donne à chacun à proportion de ce qui lui revient et la justice corrective qui consiste à rétablir l'égalité. Au chapitre 9, il propose une définition de la justice comme médiété, c'est-à-dire comme un art du juste milieu où il s'agit de ne donner ni trop, ni trop peu, l'injustice relevant ainsi des extrêmes. Mais nous allons ici nous intéresser plus particulièrement au chapitre 14 intitulé "L'équité et l'équitable" où Aristote distingue l'égalité de traitement que réalise la justice légale et l'équité qui vise à pallier les insuffisances de la règle de droit lorsqu'un cas particulier l'exige.

Pour qu'une loi soit juste, elle doit reposer sur un principe d'égalité en imposant à tous les hommes les mêmes devoirs et en faisant respecter pour chacun les mêmes droits. Mais, ainsi que les Romains l'ont résumé en une formule : summum jus, summa injuria, autrement dit, l'application excessive du droit peut conduire à une injustice suprême. Dans certains cas, si l'on a en vue la justice entendue en son sens naturel, c'est-à-dire correspondant à un sentiment du juste que nous aurions en chacun de nous, il apparaît nécessaire de déroger à l'égalité (on donne à tous la même chose) afin d'aménager une place pour l'équité (on adapte ce que dit la loi aux circonstances). 

Aristote souligne la proximité de l'équité et la justice naturelle : certes, ces deux notions ne se confondent pas, mais elles ne sont pas complètement étrangères l'une à l'autre. Il nous arrive, en effet, de louer un comportement que l'on juge équitable : une distribution semble plus juste si elle se fait non pas à parts égales, mais en fonction de l'effort que chacun a fourni. Mais Aristote observe également qu'il peut nous arriver de blâmer une distribution équitable qui n'est pas juste. Tout le monde n'a pas les mêmes besoins et cela n'a pas de sens de donner davantage à ceux qui ont déjà beaucoup. La notion d'équité soulève donc un problème : elle semble recouvrir plusieurs conceptions de la justice. 

La difficulté identifiée par Aristote est que "l'équitable, tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale". La justice légale est la justice au sens de l'institution qui fait appliquer la loi. Mais cette loi a une particularité : elle "est toujours quelque chose de général". Or, dans certains cas d'espèce, il est difficile de savoir comment interpréter la loi pour pouvoir l'appliquer. Il ne faut pas pour autant en conclure que la loi est mauvaise, car elle est par essence même une règle générale. Simplement, la nature des choses consiste à changer sans cesse. C'est pourquoi, dans certains cas, il convient de faire entrer en jeu la notion d'équité en se faisant "l'interprète de ce qu'eût dit le législateur lui-même s'il avait été présent en ce moment". 

L'équité ressemble à la justice, mais elle nécessite le support de la loi ainsi qu'une interprétation de cette loi en relation avec un cas particulier. En ce sens, pour Aristote, l'équitable est supérieur au juste de la règle. L'équité ajoute quelque chose qui ne se trouve pas dans la justice légale. Par conséquent, "la nature de l'équitable [...] est d'être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité". Ainsil'équité ressemble, selon Aristote, à la règle de plomb des architectes de Lesbos "qui ne reste pas rigide" et "peut épouser les formes de la pierre". Certaines décisions, en appliquant strictement la règle, peuvent avoir des conséquences absurdes. Se montrer équitable, c'est-à-dire faire entrer en jeu des considérations qui tiennent à l'esprit de la loi et à la particularité du cas d'espèce, devient ainsi plus juste que s'en tenir à la simple application de la justice légale. Elle permet d'adapter la règle générale au cas particulier.

En conclusion, l'homme équitable est celui qui "ne s'en tient pas rigoureusement à ses droits dans le sens du pire, mais qui a tendance à prendre moins que son dû, bien qu'il ait la loi de son côté". A titre d'exemple, s'en tenir à la loi peut aboutir à des situations absurdes : lorsque l'on s'estime victime d'un dommage, il nous est loisible de réclamer réparation à hauteur de notre préjudice, mais dans la mesure où l'acte était involontaire et que la personne n'est pas en capacité de payer, il va être considéré plus juste, non au sens de la loi, mais au sens de l'équité, de ne pas réclamer son dû. En ce sens, être équitable, c'est se montrer plus juste que si l'on appliquait strictement la règle de droit.

4/ Le droit naturel

Le chapitre XIV intitulé "Des lois naturelles" du Léviathan (1651) est consacré à la notion de droit naturel. Pour Thomas Hobbes (1588-1679), l'état de nature se caractérise par une rivalité d'individus égaux qui rend l'état social impossible tant que n'est pas instauré un Etat qui garantisse la sécurité de tous. La conception qu'il se fait du droit naturel repose sur l'analyse de la rationalité humaine à l'état de nature : chaque individu considère comme juste ce qui sert son propre pouvoir ou ses propres intérêts. Ainsi, les prétentions individuelles n'ont comme seule limite la résistance d'autrui. Hobbes ne porte aucun jugement moral sur cet état de fait, car seule la loi positive peut définir ce qui est juste ou injuste. Toutefois, il existe aussi des lois naturelles qui viennent tempérer ce droit naturel illimité.

Le Léviathan est écrit dans un style claire, avec un souci de définition rigoureux des concepts. Hobbes définit donc le droit de nature comme "la liberté que chacun a d'user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même et pour la préservation de [...] sa propre vie". Cela signifie qu'à l'état de nature, l'homme a le droit de tout faire pour assurer sa défense. Le droit de nature ou droit naturel (en latin jus naturale) renvoie à une conception du droit selon laquelle il existerait des normes préexistantes au droit établi par la société (ce qu'on appelle le droit positif) et qui tiendraient à l'observation de la nature humaine. Les jusnaturalistes, dont Hobbes fait partie, désignent les théoriciens de ce droit naturel (on peut nommer également Grotius et Rousseau).

Hobbes pense le droit naturel comme une liberté ou non de faire. En d'autres termes, tout est permis du moment que nous avons la puissance d'agir suffisante et que nous ne rencontrons pas d'obstacle à notre puissance. Car, en effet, si cette liberté est définie positivement comme un pouvoir de tout faire pour assurer sa survie, négativement, elle apparaît comme "l'absence d'entraves extérieures [...] qui, souvent peuvent détourner une part de la puissance de faire ce que l'on voudrait". Ces entraves extérieures constituent par exemple la propre résistance d'autrui. Telle est par exemple la situation d'un homme qui se retrouverait dans l'incapacité d'imposer sa volonté à d'autres hommes si l'équilibre des forces demeurait en sa défaveur.

Au contraire du droit, la loi constitue une interdiction : alors que le droit autorise et permet, qu'il donne la liberté de faire ou de ne pas faire, la loi elle, empêche et interdit, elle impose une contrainte. Or la loi naturelle selon Hobbes est "une règle générale trouvée par la raison selon laquelle chacun a l'interdiction de faire ce qui détruit sa vie". On voit ici que la loi naturelle est le pendant du droit naturel : si on a le droit de tout faire pour protéger sa vie, on n'a pas le droit d'attenter soi-même à celle-ci. Il ne s'agit pas de dire que la nature empêche le suicide, chacun est libre de mettre fin à ses jours, mais simplement de souligner que, du point de vue de la rationalité de l'homme à l'état de nature, ce qui importe principalement est la préservation de sa propre vie. C'est donc par une analyse de cette rationalité que l'on va pouvoir déterminer quelles sont les lois de nature (Hobbes trouvera d'autres lois de nature, notamment dans le chapitre XV, une vingtaine en tout).

Hobbes a montré dans les chapitres précédents qu'à l'état de nature, "la condition humaine [...] est un état de guerre de tous contre tous". Comme "chacun est gouverné par sa propre raison", c'est-à-dire qu'il agit en suivant le droit de nature selon lequel il lui est permis de tout faire pour assurer sa survie, la conséquence est que "chacun a un droit sur tout chose" et précise Hobbes, "y compris sur le corps des autres". Cela signifie qu'à l'état de nature, la propriété (ce que l'on a en propre), c'est non seulement sa propre vie, sa propre nature, sa propre raison, mais également, et de manière plus surprenante, un droit sur le corps d'autrui. D'où le fait qu'il en résulte une situation d'insécurité permanente : à l'état de nature, on ne s'appartient jamais totalement en propre. Il faudra donc passer par un contrat pour sortir de cet état. Un contrat consiste à échanger un droit contre un autre droit : celui que j'ai sur autrui contre celui qu'il détient sur moi et, de cette façon, limiter le droit naturel par le droit positif.

Hobbes résume sa conception du droit naturel et de la loi naturelle par la formule suivante : "chacun doit s'efforcer à la paix aussi longtemps qu'il a l'espoir de l'atteindre, et, quand il ne peut l'atteindre, qu'il peut chercher et utiliser tous les secours et les avantages de la guerre". Cette formule se décompose en deux parties :
  • la première et fondamentale loi de nature : "chercher la paix et la maintenir", la recherche d'un moyen tel que le contrat pour sortir de l'état de nature se trouve ici sous-entendu  ;
  • le résumé du droit de nature : "nous défendre nous-mêmes par tous les moyens possibles", non seulement il existe un droit à la guerre si notre vie est en jeu, mais, en outre, le droit dans l'état de guerre se trouve en quelque sorte illimité : tous les moyens sont bons pour survivre.

5/ L'introuvable justice

Parmi toutes les réflexions sur la justice de Blaise Pascal (1623-1662), on peut retenir plus particulièrement deux fragments de ses Pensées (1670) publiées après sa mort. Dans le fragment 298 (dans l'édition de Brunschwicg), il rapproche la justice et la force : "la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique" et ajoute : "ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste". La justice a besoin de la force pour être une puissance et la force a besoin de la justice pour ne pas paraître arbitraire. Mais regrette Pascal, c'est la force qui est première : les hommes, corrompus par le péché originel, n'ont pas la capacité de s'accorder rationnellement sur ce qu'est la justice. Elle entraîne de trop longues discussions dont les fruits sont trop incertains. Par conséquent, c'est la force qui va être à l'origine de l'établissement du juste.

L'autre fragment est le numéro 294. Il s'ouvre sur le constat qu'il n'existe pas une justice une et immuable, une justice naturelle qui serait partout la même et valable de tout temps. Pascal observe, en effet, premièrement que les lois changent selon la nation que l'on considère : la justice est inconstante et tient par exemple plus aux "fantaisies" et aux "caprices des Perses et des Allemands" qu'à un modèle unique. Les conceptions du juste et de l'injuste changent au gré des climats, selon l'endroit où l'on se trouve et finalement "un méridien décide de la vérité". Deuxièmement, Pascal remarque que les lois évoluent dans le temps, y compris "les lois fondamentales". Il en conclut que "le droit à ses époques", c'est-à-dire une histoireLa vérité judiciaire ne demeure pas toujours la même. Il faut donc abandonner l'idée que l'on pourrait découvrir l'essence de la justice. Il résume ce double constat par une formule bien connue : "plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà".

On se souvient que Descartes nourrissait le projet de se rendre "comme maître et possesseur de la nature" (Discours de la Méthode, VI). Mais, en attendant que son projet de construction des sciences soit achevé, il avait établi une morale provisoire dont la première maxime était : "obéir aux lois et aux coutumes de mon pays" (Discours, III). Pascal demande : sur quoi fonder alors le gouvernement des hommes ? Dans cette ambition, la question de la définition de la justice apparaît comme un préalable. Or on ignore ce qu'elle est et la preuve en est qu'on demande de se fier pour régler sa conduite, au lois et aux coutumes du pays que l'on habite. Pourtant, les jusnaturalistes tels que Pufendorf ou Grotius, estiment qu'il est possible de dégager des lois naturelles qu'aurait en partage chaque pays, mais pour Pascal, "il n'y en a point" : il n'existe aucune loi humaine qui fut universelle. La raison en est que la véritable source du droit est "le caprice des hommes", ce qui explique que même le vol, l'inceste, le parricide et l'infanticide aient pu être reconnus comme légaux ou, du moins, ont pu ne pas entraîner une condamnation de leurs auteurs qui se sont rendus bien souvent maître du pouvoir par ces crimes.

Toutefois, Pascal ne remet pas complètement en cause l'existence possible de lois naturelles. Le problème est que la raison humaine a "tout corrompu" par le péché. Elle s'est interdit dès lors la capacité d'apercevoir quelle est cette justice naturelle. Certains affirment que l'essence de la justice réside dans "l'autorité du législateur", d'autres que c'est "la commodité du souverain". Le plus sûr pour Pascal, est qu'elle soit reconnue comme "la coutume présente" car "rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi, tout branle avec le temps". Ce qui fait que la coutume est juste, ce n'est pas son lien avec la loi naturelle, mais le fait "qu'elle est reçue", c'est-à-dire acceptée par habitude, bien qu'elle soit essentiellement due à la force ou à l'arbitraire. D'ailleurs, il suffit de sonder les motifs d'une loi pour s'apercevoir qu'elle ne repose sur aucun fondement rationnel suffisamment solide. Chacun jugeant du juste selon sa propre imagination, il existe toujours un moyen de contester sa légitimité.

Pascal estime même que "l'art de fronder" repose sur le principe consistant à remettre en cause la justice d'une coutume ou d'une loi en invoquant des "lois fondamentales et primitives". Certains nobles (les Grands) utilisent d'ailleurs ce moyen pour contester l'autorité du roi (Pascal fait référence implicitement à la Fronde, période de crise politique traversée par la France entre 1648 et 1653). Mais pour Pascal, "c'est un jeu sûr pour tout perdre, car rien ne sera juste à cette balance". En effet, l'établissement d'un régime repose toujours sur la force et sur l'emploi de la violence. C'est pourquoi il affirme, à la suite de Platon, qu'il est nécessaire de tromper les hommes sur cette origine. La loi humaine est toujours arbitraire, "sans raison", mais avec le temps, sous l'effet de l'habitude, "elle est devenue raisonnable". Ainsi, conclut-il, afin d'assurer la conservation de la loi, mieux vaut en dissimuler l'origine et la faire regarder au peuple comme authentique sans trop interroger ce sur quoi elle est fondée au regard de la justice. L'exercice du pouvoir nécessite le recours à l'illusion.

6/ La légitimité de la puissance

Le chapitre III du premier livre du Contrat social (1762) est intitulé "Du droit du plus fort". Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) critique l'idée qu'il existerait un droit du plus fort qui viendrait servir de justification à l'autorité. Il se pose la question suivante : pourquoi le plus fort, qui s'impose aux autres par sa puissance, a malgré tout besoin de revendiquer cette domination comme un droit, c'est-à-dire de conférer à sa puissance un habillage juridique venant légitimer sa domination ? Sa réponse est que le plus fort ne l'ai en réalité jamais suffisamment pour assurer la pérennité de cette domination : "le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir". On voit ainsi que le plus fort a intérêt, pour faire durer sa domination, à la faire reconnaître comme légitime : la force et l'obéissance qu'elle génère devant devenir, sous l'effet d'une transformation, un droit et un devoir afin d'éviter toute tentative de remise en cause.

L'idée consistant à reconnaître un droit au plus fort est à la fois paradoxale et évidente. Elle est paradoxale car la force et le droit semblent contradictoires : la force peut se passer du droit pour entraîner l'obéissance, quant au droit il n'a besoin de la force que lorsqu'il n'est pas respecté. De ce point de vue, l'expression "droit du plus fort" résonne comme un oxymore, c'est-à-dire le rapprochement de deux termes opposés. C'est ce qui confère un côté ironique à l'expression, comme si l'on plaisantait. Mais, d'un autre point de vue, cette idée d'un droit du plus fort est aussi une évidence puisque le droit du plus fort est un droit "réellement établi en principe". De manière générale, l'existence d'un droit du plus fort ne fait pas de doute. On considère qu'à l'état de nature, le plus fort impose sa raison au plus faible et que c'est le règne du plus fort qui s'applique.

Toutefois, Rousseau ne s'arrête pas à ce constat. L'angle d'attaque qu'il prend pour critiquer la reconnaissance d'un droit au plus fort est celui du devoir. En effet, le droit désigne un ensemble de règles permettant à chacun de déterminer sa conduite, mais il génère aussi par cette même occasion un devoir de respecter ces règles établies. Or le plus fort n'a, en théorie, pas besoin du secours de règles pour commander, il lui suffit de dire ce qu'il souhaite pour être obéi. Comme le souligne Rousseau, "la force est une puissance physique", c'est-à-dire qu'on lui obéit parce qu'on y est contraint physiquement. En revanche, le droit sous entend un acte de volonté : on a le devoir d'agir d'une certaine façon parce que l'on reconnaît que cela est mieux par exemple pour permettre la vie en collectivité. Autrement dit, il faut qu'existe un acquiescement à la règle, c'est-à-dire une liberté. Or "céder à la force est un acte de nécessité, [...] tout au plus un acte de prudence". En aucun cas cela peut être présenté comme une liberté. La reconnaissance d'un droit au plus fort est donc problématique.

Cependant, Rousseau prend au sérieux cette expression pour montrer qu'elle constitue finalement un "galimatias", c'est-à-dire une notion confuse et inintelligible. Sa thèse est que la force ne peut pas créer du droit. Elle est une puissance certes, mais il lui manque un ingrédient essentiel pour devenir un droit : la légitimité. Il remarque que "l'effet change avec la cause" : dans le cas où c'est la force qui fait droit, le droit se modifie, il perd sa qualité. En vertu du droit du plus fort, il suffit en effet qu'une force nouvelle arrive pour renverser la puissance précédente. Cela créé une situation où l'obéissance au droit est conditionnée seulement par l'équilibre des forces : "sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement". Or il existe deux types d'obéissance :
  • l'obéissance par force (la contrainte) : elle repose sur une contrainte physique, dès que la contrainte cesse, on n'est plus obligé d'obéir, elle détruit la notion de droit pour Rousseau ;
  • l'obéissance par devoir (l'obligation) : elle repose sur une obligation morale, elle n'a pas besoin de la force, c'est ce type d'obéissance qui crée du droit, mais une reconnaissance de la légitimité de la puissance. 

Par conséquent, "ce mot de droit n'ajoute rien à la force ; il ne signifie rien du tout", c'est-à-dire que le droit du plus fort n'est créateur d'aucun droit car il ne génère aucune obligation. Si l'on agit conformément à la volonté du plus fort, c'est uniquement par contrainte, pas du fait de sa propre volonté.

Pour achever son analyse, Rousseau recourt à un exemple : si un voleur armé d'un pistolet cherche à nous extorquer de l'argent et que celui-ci se trouve dissimulé dans une cachette, nous n'avons aucune obligation de la lui révéler. Si nous cédons à la menace, ce n'est pas par obligation morale, mais parce que nous y sommes contraints par la menace de l'arme à feu. Le devoir correspondant au droit du plus fort se traduit par le précepte : "obéissez aux puissances". On voit bien qu'il s'agit d'un conseil superflu. Tant qu'on est contraint d'agir d'une certaine manière, nous le faisons par prudence, mais dès qu'on pourra faire autrement, on ne se gênera pas. Ainsi, "force ne fait pas droit" conclut Rousseau, et il ajoute "on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes". La véritable source du droit et surtout, du devoir, est la légitimité reconnue de la puissance, pas sa force brute. Et in fine, cette légitimité repose sur l'acceptation et la reconnaissance d'une dimension juste de la domination qui est incompatible avec la force comme origine.

Conclusion

Socrate conçoit le mal moral comme plus grave que le mal physique. Il affirme par conséquent que commettre l'injustice est pire que la subir. La justice apparaît, en ce sens, comme une institution permettant, à l'instar de ce que la médecine fait pour le corps, de soigner l'âme. Mais pour cela, il faut qu'elle dispose de la connaissance du bien, ce à quoi peut aider la philosophie, mais pas la rhétorique.

Le sophiste Calliclès a une conception toute opposée de la justice. D'après lui, les démocraties ont mis en place un système juridique qui nivèle les conditions : là où les forts dominaient les faibles, ils se retrouvent dominés et contraints de reconnaître que l'injustice est un mal moral, alors qu'elle n'est qu'une conséquence de la justice naturelle.

Aristote, quant à lui, s'intéresse à l'application de la justice légale : la loi est une règle générale, mais les cas particuliers nécessitent parfois une adaptation de la règle pour éviter qu'une stricte interprétation ne se retourne contre l'intention du législateur et devienne ainsi une injustice. L'équité, c'est-à-dire le souci d'une juste adaptation de la loi au cas d'espèce, renforce l'égalité juridique.

Pour Hobbes, le droit naturel constitue une donnée fondamentale de l'état de nature : chacun peut faire tout ce qu'il veut pour assurer sa propre conservation, y compris attenter à la propriété du corps d'autrui. Pour éviter cette extrémité, la loi naturelle vient limiter ce droit en poussant chacun à s'efforcer de maintenir la paix, d'où la nécessité d'instaurer un Etat venant garantir la sécurité de tous.

Pascal estime que l'origine fondamentale de toute puissance repose sur un coup de force. Inutile donc de rechercher une quelconque base théorique à la justice naturelle, la condition humaine étant grevée par le péché, les hommes sont incapables de s'entendre sur la nature de la justice, le mieux est encore de s'en remettre à la coutume et d'éviter de remettre en cause les institutions, sous peine de séditions.

Enfin, Rousseau critique la notion de droit du plus fort : la force en tant que telle ne peut pas être source du droit car elle ne crée aucun devoir. L'obéissance par devoir (l'obligation) se distingue en effet de l'obéissance par force (la contrainte) au sens où étant un acte de volonté et non de soumission, elle permet à la puissance de se faire accepter comme légitime et donc juste. 

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