jeudi 23 juin 2016

"L'homme veut la concorde, mais la nature veut la discorde"

Commentaire

Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique est un article paru dans la Berlinische Monatsschrift de novembre 1784. Son auteur est le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804). Dans ce bref essai composé d'une introduction et de neuf propositions, il s'interroge sur la possibilité de découvrir dans l'histoire humaine un plan caché de la nature : derrière l'apparent chaos qui semble la traverser, les guerres et les violences qui la parsèment, un chemin particulier se dessinerait, celui d'un progrès de la civilisation. 

Le texte ci-dessous constitue le début de la quatrième proposition de Kant. Il est parti du constat que toute créature était destinée à déployer ses dispositions naturelles (1), puis il a remarqué que l'homme a justement pour principale disposition la raison (2) et qu'il ne tire tout que de lui même et de l'usage de celle-ci (3). Il en vient ainsi à formuler la proposition suivante : "le moyen dont se sert la nature, pour mener à terme le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme dans la société, jusqu'à ce que celui-ci finisse pourtant par devenir la cause d'un ordre conforme à la loi".


Un antagonisme est un état d'opposition entre deux principes. Or l'expression dont se sert Kant pour exprimer cet antagonisme est un oxymore, une figure de style qui consiste justement à allier deux mots incompatibles afin de renforcer leur force expressive. Cet oxymore est celui de "l'insociable sociabilité". Aux yeux de Kant, la nature a un dessein particulier : celui de faire en sorte que chaque créature déploie ses dispositions naturelles. Or l'homme est la seule créature qui soit douée de raison. La nature va donc se servir de "l'insociable sociabilité des hommes" pour faire en sorte qu'ils actualisent leur disposition naturelle à se servir de leur raison.

L'insociable sociabilité précise Kant est un "penchant des hommes à entrer en société, qui est pourtant lié à une résistance générale qui menace constamment de rompre cette société". L'homme se trouve donc déchiré de l'intérieur par deux tendances opposées :

  • une tendance à l'association : par ce biais, l'homme se réalise lui-même, "il se sent plus qu'homme", il s'élève parce qu'il développe ses dispositions naturelles ;
  • une tendance à la séparation : il cherche à satisfaire ses intérêts égoïstes et privés, on est du côté du "penchant", de la "résistance" à autrui, voire même d'une recherche de l'isolement. 

Ce déchirement entre d'un côté, l'amour des autres, et de l'autre, leur détestation, conduit l'homme à triompher de la paresse. Il est mu alors par "l'ambition, la soif de dominer ou de posséder". L'antagonisme incite l'homme à se dépasser en cherchant à dépasser les autres, c'est pour cette raison que Kant considère la valeur sociale comme le socle de la culture : les talents se développent, le goût se forme et la morale s'affirme. En résumé, grâce à la compétition sociale, l'homme passe "de l'inculture à la culture". Finalement, ce qui était de l'ordre d'une opposition pathologique, c'est-à-dire liée au pathos, aux passions, finit par constituer une société reposant sur des règles permettant la vie en commun, un monde régulé par la raison en somme. Mais il s'agit bien d'un arrachement : cela ne se fait pas en douceur.

En effet, à y regarder de plus prêt, cette part insociable de l'homme apparaît comme un mal si on la considère du point de vue de l'individu. Mais pour Kant, elle agit du point de vue de l'espèce comme un révélateur, un moyen de réaliser "les talents" qui sinon "resteraient cachés dans leur germes pour l'éternité". Si les hommes n'étaient doués que de la sociabilité, ils seraient comparables à des moutons certes inoffensifs, mais qui "ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que leur bête d'élevage". Or pour Kant, la fonction de l'insociable sociabilité de l'homme est justement de combler la création au regard de sa nature raisonnable. Il est dans la destination de l'homme, dans sa finalité, de pousser le plus loin possible le développement de cette disposition naturelle. 

C'est pourquoi d'ailleurs affirme Kant de manière paradoxale, il nous faut remercier la nature d'avoir mis en l'homme cette "incapacité à se supporter", "cette vanité jalouse d'individus rivaux, pour l'appétit insatiable de possession mais aussi de domination". Si la part rationnelle de l'homme veut la concorde, la nature qui s'exprime à travers lui par ces penchants égoïstes, est justement ce qui va permettre à l'homme en tant qu'espèce de développer ses dispositions naturelles. Ainsi conclut-il : "l'homme veut la concorde, mais la nature (...) veut la discorde". La nature qui cherche à réaliser les disposition naturelle de l'espèce ne regarde pas les moyens, que nous pouvons juger relevant du mal moral, mais de la fin : l'homme actualise en lui la raison, il dépasse sa condition initiale pour devenir un être de culture. 

Texte

"J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire le penchant des hommes à entrer en société, qui est pourtant lié à une résistance générale qui menace constamment de rompre cette société. L'homme possède une tendance à s'associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu'homme, c'est-à-dire qu'il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s'isoler) parce qu'il trouve en même temps en lui cet attribut qu'est l'insociabilité, [tendance] à vouloir seul tout organiser selon son humeur ; et de là, il s'attend à [trouver] de la résistance partout, car il sait de lui-même qu'il est enclin de son côté à résister aux autres. 

C'est cette résistance qui excite alors toutes les forces de l'homme, qui le conduit à triompher de son penchant à la paresse et, mu par l'ambition, la soif de dominer ou de posséder, à se tailler une place parmi ses compagnons, qu'il ne peut souffrir, mais dont il ne peut non plus se passer. C'est à ce moment qu'ont lieu les premiers pas de l'inculture à la culture, culture qui repose sur la valeur intrinsèque de l'homme, [c'est-à-dire] sur sa valeur sociale. C'est alors que les talents se développent peu à peu, que le goût se forme, et que, par un progrès continu des Lumières, commence à s'établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer la grossière disposition au discernement moral en principes pratiques déterminés, et ainsi transformer enfin un accord pathologiquement arraché pour [former] la société en un tout moral. 

Sans cette insociabilité, attribut, il est vrai, en lui-même fort peu aimable, d'où provient cette résistance que chacun doit nécessairement rencontrer dans ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés dans leur germes pour l'éternité, dans une vie de bergers d'Arcadie, dans la parfaite concorde, la tempérance et l'amour réciproque. Les hommes, inoffensifs comme les moutons qu'ils font paître, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d'élevage ; ils ne combleraient pas le vide de la création au regard de sa finalité, comme nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée, pour cette incapacité à se supporter, pour cette vanité jalouse d'individus rivaux, pour l'appétit insatiable de possession mais aussi de domination ! Sans cela, les excellentes dispositions sommeilleraient éternellement en l'humanité à l'état de simples potentialités. L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde."

- Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), Quatrième proposition, trad. P. Folliot, Les Classiques des Sciences sociales, 2002, p. 8-9.

Le texte intégral de cette édition est disponible ici

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