mercredi 22 juin 2016

"Les fruits sont à tous, la terre n'est à personne"

Commentaire

Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) est un texte de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) écrit en réponse à une question mise au concours par l'académie de Dijon : "Quelle est l'origine de l'inégalité des conditions parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ?" Pour répondre, Rousseau imagine ce qu'aurait pu être la vie de l'homme à l'état de nature, c'est-à-dire avant son entrée en société, une vie qu'il imagine paisible et heureuse, loin des soucis qui caractérisent l'état social. 

Le texte ci-dessous se trouve au début de la Seconde parie de ce Discours. Sa thèse est que la propriété est le point central du passage de l'état de nature à l'état social. L'homme est conçu comme originairement bon, mais il devient mauvais au fur et à mesure que l'état social se développe : la multiplication des besoins, la recherche de biens superflus tels que le luxe, le développement des maladies liées aux échanges concourent à l'accroissement de la violence et des inégalités. 

Comme le souligne Rousseau, "le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile". Dans son esprit, c'est la propriété qui fonde la société. Or cette propriété repose finalement sur un seul fait : l'acquiescement stupide du reste des hommes à la volonté d'appropriation d'un seul d'entre eux. Cette affirmation est d'autant plus audacieuse que ce texte est écrit à une époque où les privilèges de l'Ancien régime sont encore en vigueur en France. Il y a dans ce texte une charge critique indéniable dans laquelle on peut lire les premiers soubresauts de la Révolution sur le plan théorique.

Non seulement l'établissement de la propriété est le fruit de la bêtise, mais en plus celle-ci n'a fait qu'engendrer de la violence estime Rousseau : "que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs" en son nom. L'analyse de l'état de nature montre en effet qu'il n'y a pas de propriété naturelle, que la propriété n'est pas une loi naturelle pour reprendre l'énoncé du concours, c'est-à-dire que rien ne la justifie lorsqu'on l'analyse du point de vue de la situation initiale de l'homme, donc avant son entrée dans la vie sociale. A l'état de nature, "les fruits sont à tous, (...) la terre n'est à personne"

Cette dissociation de la propriété et du droit naturel est ce qui distingue Rousseau de ses prédécesseurs qui ont aussi fait de l'analyse de l'état de nature un point de départ de leur philosophie politique. Ce qu'on appelle les théoriciens du contrat social, Hobbes et Locke notamment, considèrent la propriété comme une donnée naturelle. Ainsi Rousseau leur reproche d'avoir transféré à l'état de nature des notions conventionnelles telles que la propriété, c'est-à-dire des notions qui n'existent pas avant l'instauration d'une société civile régit par des lois. Du point de vue de la méthode, l'état de nature rousseauïste se veut une simple reconstruction hypothétique qui ne cherche aucune justification dans les faits de l'histoire sacrée ou profane. Il constitue le résultat d'une méditation philosophique. 

Ainsi, l'idée de la propriété n'est pas survenue "tout d'un coup". Elle est le résultat d'une lente évolution. Elle dépend "de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement". Elle constitue également le "dernier terme de l'état de nature", c'est-à-dire qu'elle est un point de bascule entre l'état de nature et l'état social. Rousseau précise un peu plus loin que c'est la découverte conjointe de l'agriculture et de la métallurgie qui va engendrer mécaniquement la division du travail, la propriété et l'inégalité civile. Autrement dit, l'intensification de la production, l'augmentation de l'interdépendance des hommes entre eux, vont les conduire progressivement à contractualiser, ce qui va aboutir à la reconnaissance de la propriété, mais va contribuer aussi à entériner et à pérenniser des inégalités sociales qui n'existent pas à l'état de nature. 

Texte

"Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. 

Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne !"

Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne plus pouvoir durer comme elles étaient : car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature."

- Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), Seconde partie. 

Texte intégral disponible ici

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire