mercredi 15 juin 2016

"Le soleil ne se lèvera pas demain"

Commentaire

L'Enquête sur l'entendement humain (1748) constitue une présentation accessible de la philosophie de David Hume (1711-1776). Il s'agit d'une enquête sur le pouvoir de connaître de l'entendement humain. Hume critique notamment la théorie des idées innées de Descartes, ces vérités que Dieu aurait mis en chacun de nous dès la naissance. Pour Hume, au contraire, toutes nos idées nous viennent de l'expérience et de l'expérience seule. Cette conception a des répercussions sur notre pouvoir de connaître et s'attaque à la prétention du savoir métaphysique d'établir quelque certitude en ce domaine. 

Le texte ci-dessous constitue le début de la section IV intitulée "Doutes sceptiques touchant les opérations de l'entendement". Hume a établi que l'origine de nos idées étaient les impressions, puis a mis au jour trois types d'association entre ces idées : la ressemblance, la contiguïté et la causalité. La causalité est le mode d'association le plus central pour la connaissance. Pour Hume, elle est le fruit du constat de la répétition d'un phénomène. Elle a donc nécessairement besoin de l'expérience. D'où la question qu'il se pose ensuite dans cette section IV du degré de certitude des opérations réalisées par l'entendement. 

Hume commence par diviser "tous les objets de la raison humaine" en "deux genres"
  • les relations d'idées : elles relèvent des mathématiques (géométrie, algèbre, arithmétique), elles sont établies par des démonstrations et selon des déductions nécessaires  ;
  • les faits : ils relèvent de toutes les autres sciences, ils dépendent de l'expérience et ils pourraient ne pas être, ils sont donc contingents.  

Cette division ressemble à la distinction opérée par Leibniz dans son Essai de Théodicée (1710) entre deux sortes de vérités : 
  • les vérités de raisonnement : ce sont les vérités logiques, qui n'ont pas besoin de l'expérience ;
  • les vérités de fait : ce sont les vérités qui ont besoin à la fois des vérités de raison et des perceptions. 

Les relations d'idées ou vérité de raisonnement sont vraies indépendamment de l'expérience car "on peut les découvrir par la seule opération de la pensée". En outre, leur vérité est certaine : la certitude tient au caractère nécessaire de la relation entre les propositions, elle ne dépend pas des éléments considérés mais du rapport introduit entre les termes. Par exemple, en géométrie on considère les relations entre des figures : "le carré de l'hypoténuse est égal au carré des deux côtés" ; en arithmétique les relations entre les nombres : "trois fois cinq est égal à la moitié de trente". La vérité de ces propositions découlent de leur relation. Enfin, il faut noter que l'intuition et l'évidence chez Hume correspondent à une certitude logique, ce n'est pas l'intuition cartésienne où l'on conçoit une idée de manière si claire et distincte que sa vérité apparaît évidente, il s'agit de la perception d'un rapport nécessaire entre deux propositions.

Au contraire des relations d'idées qui sont nécessaires, les raisonnements sur les faits sont contingents. Même si cela paraît impossible, le contraire d'un fait qui s'est toujours produit jusqu'à présent peut tout à fait survenir dans le futur : "le contraire d'un fait n'implique pas contradiction". Hume prend l'exemple le plus régulier possible pour se faire comprendre, celui du lever du soleil : "le soleil ne se lèvera pas demain" ou son contraire "le soleil se lèvera" sont deux possibilités au moment où l'on parle. Si nous oublions qu'il est possible qu'il ne se lève pas, c'est parce que nous avons vu chaque jour le soleil se lever. La répétition devenue habitude est ce qui engendre la croyance en la causalité. 

Hume montre qu'en réalité, nous ne pouvons jamais être certain qu'un fait se produise conformément à ce que nous avons vécu jusque là. Nous ne pouvons pas avoir le même degré certitude sur ce fait que pour les relations logiques. Pour cette raison, il est le tenant d'un certain scepticisme et considère qu'il faut se contenter d'une vérité probable pour ce qui concerne les faits. A ses yeux, la connaissance scientifique se rapproche davantage de la croyance que de la certitude mathématique. 

Texte

"Tous les objets de la raison humaine ou de nos recherches peuvent se diviser en deux genres, à savoir les relations d'idées et les faits

Du premier genre sont les sciences de la géométrie, de l'algèbre et de l'arithmétique et, en bref, toute affirmation qui est intuitivement ou démonstrativement certaine. Le carré de l'hypoténuse est égal au carré des deux côtés, cette proposition exprime une relation entre ces figures. Trois fois cinq est égal à la moitié de trente exprime une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre, on peut les découvrir par la seule opération de la pensée, sans dépendre de rien de ce qui existe dans l'univers. Même s'il n'y avait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence. 

Les faits, qui sont les seconds objets de la raison humaine, on ne les établit pas de la même manière ; et l'évidence de leur vérité, aussi grande qu'elle soit, n'est pas d'une nature semblable à la précédente. Le contraire d'un fait quelconque est toujours possible, car il n'implique pas contradiction et l'esprit le conçoit aussi facilement et aussi distinctement que s'il concordait pleinement avec la réalité. Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition n'est pas moins intelligible et elle n'implique pas plus contradiction que l'affirmation : il se lèvera. Nous tenterions donc en vain d'en démontrer la fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et l'esprit ne pourrait jamais la concevoir distinctement."

- David Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748), Section IV : "Doutes sceptiques touchant les opérations de l'entendement", Première partie, GF Flammarion, trad. André Leroy, 1983, p. 85-86.

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