samedi 18 juin 2016

"La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun"

Commentaire

D'un prétendu droit de mentir par humanité (1797) constitue un texte polémique écrit par le philosophe allemand Emmanuel Kant en réponse à l'écrivain politique français Benjamin Constant. Ce dernier, dans Des réactions politiques (1797), critique la conception kantienne selon laquelle existe un devoir de dire la vérité y compris à "des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié chez vous"

Pour Constant, à tout devoir correspond un droit, or "là où il n'y a pas de droit, il n'y a pas de devoir. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or, nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui". Par conséquent, l’assassin n'a aucun droit à la vérité et un devoir de vérité à son égard ne saurait s'appliquer. Au contraire même, dans cette situation, Constant estime que, pour sauver la vie d'un ami, le devoir de mentir s'impose. Le texte ci-dessous se situe au début de la réponse de Kant.

Selon Kant, "la véracité dans les déclarations qu'on ne peut éviter est le devoir formel de l'homme envers chacun". On peut remarquer tout d'abord que Kant ne parle pas de vérité, mais de "véracité" qu'il définit un peu avant notre texte comme "la vérité subjective dans sa personne", c'est-à-dire en fait que l'on n'a pas un devoir de dire la vérité puisqu'on ne la connaît pas toujours, mais que l'on doit toujours dire ce que l'on pense sincèrement être vrai. Ensuite, il s'agit d'un "devoir formel", c'est-à-dire qu'il vaut dans tous les cas indépendamment des cas particuliers considérés. Kant ajoute d'ailleurs : "quelque grave inconvénient qu'il en puisse résulter pour lui ou pour un autre". Le devoir de véracité fonctionne comme un impératif catégorique : il s'impose inconditionnellement, on ne doit pas se soucier des conséquences.

Pourquoi Kant estime qu'il faut toujours dire ce que l'on pense être la vérité ? La raison est qu'il proscrit "le mensonge" qu'il définit comme une "altération" conduisant à faire en sorte "que les déclarations ne trouvent en général aucune créance" : qui a menti une fois ne peut plus jamais être cru, ou du moins, sa parole sera toujours douteuse. La conséquence est que "tous les droits, qui sont fondés sur des contrats, s'évanouissent et perdent leur force". C'est la parole même qui est en jeu et par là même, toutes les relations que nous pouvons nouer avec les autres hommes. Un contrat est une convention par laquelle certaines personnes s'obligent envers d'autres à faire ou ne pas faire certaines choses. Il est donc fondamentalement une promesse, d'où la nécessité à ce que chaque partie soit en mesure de croire que l'autre s'obligera à faire ce à quoi elle s'engage, sans quoi le contrat devient nul et non avenu. L'absence d'un droit de mentir vient de ce que le mensonge est en réalité "une injustice faite à l'humanité en général".

Kant a conscience qu'il propose une définition originale du mensonge. La position des juristes est sensiblement différente : le mensonge est une fausse déclaration faite volontairement dans le but de nuire à autrui. Ainsi les juristes intègrent l'intention de nuire dans la notion de mensonge. Ils portent une attention à ces conséquences. Kant estime en revanche que le mensonge doit être condamné en tant que tel parce qu'il conduit à rendre "inutile la source du droit". La possibilité même du mensonge rend la contractualisation en droit impossible. Il analyse le mensonge non pas du point de vue de tel cas particulier, mais de "l'humanité en général", autrement dit, il se place sur le plan général de la moralité et pas sur le plan juridique qui s'occupe justement des cas particuliers.

Le problème que pose Constant peut être considéré comme celui du "mensonge généreux", c'est le cas du mensonge fait dans une bonne intention, en l'occurrence ici, préserver la vie d'un ami qui s'est réfugié chez vous. Kant y répond en analysant les conséquences d'un mensonge qui tournerait mal : un assassin vous demande où se trouve votre ami et vous lui dites, pensant mentir, qu'il est sorti ; l'assassin vous croit, tombe sur lui parce qu'il était effectivement sorti sans vous avertir et le tue. Kant estime alors que "vous pouvez être justement accusé d'avoir causé sa mort". Parce que vous choisissez de mentir, vous êtes responsables de toutes les conséquences imprévues de votre mensonge.

Kant considère en effet que "la véracité est un devoir" et pour lui, ce devoir doit même "être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat". Il découple ainsi les notions de droit et de devoir en faisant du devoir une notion autonome fondée sur la raison. Par conséquent, la véracité est un dû, par tout homme et envers tout homme. Bien sûr, rien n'oblige à répondre à un assassin. Mais si l'on décide de répondre, on ne peut pas choisir de mentir sans contrevenir à la raison qui commande la sincérité dans les déclarations. Ainsi conclut Kant : "c’est donc un ordre sacré de la raison, un ordre qui n’admet pas de condition, et qu’aucun inconvénient ne saurait restreindre, que celui qui nous prescrit d’être véridiques (loyaux) dans toutes nos déclarations."

Texte

"La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers celui qui me force injustement à les faire, j’en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge (quoique les jurisconsultes l’entendent dans un autre sens). En effet, je fais en sorte, autant qu’il est en moi, que les déclarations ne trouvent en général aucune créance, et que par conséquent aussi tous les droits, qui sont fondés sur des contrats, s’évanouissent et perdent leur force, ce qui est une injustice faite à l’humanité en général.

Il suffit donc de définir le mensonge une déclaration volontairement fausse faite à un autre homme, et il n’y a pas besoin d’ajouter cette condition, exigée par la définition des jurisconsultes, que la déclaration soit nuisible à autrui (mendacium est falsiloquium in præjudicium alterius). Car, en rendant inutile la source du droit, elle est toujours nuisible à autrui, sinon à un autre homme, du moins à l’humanité en général.

Le mensonge généreux, dont il est ici question, peut d’ailleurs, par un effet du hasard (casus), devenir punissable aux yeux des lois civiles. Or ce qui n’échappe à la pénalité que par l’effet du hasard peut aussi être jugé une injustice d’après des lois extérieures. Avez-vous arrêté par un mensonge quelqu’un qui méditait alors un meurtre, vous êtes juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourront en résulter ; mais êtes-vous resté dans la stricte vérité, la justice publique ne saurait s’en prendre à vous, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui en résultent. Il est possible qu’après que vous avez loyalement répondu oui au meurtrier qui vous demandait si son ennemi était dans la maison, celui-ci en sorte inaperçu et échappe ainsi aux mains de l’assassin, de telle sorte que le crime n’ait pas lieu ; mais, si vous avez menti en disant qu’il n’était pas à la maison et qu’étant réellement sorti (à votre insu) il soit rencontré par le meurtrier, qui commette son crime sur lui, alors vous pouvez être justement accusé d’avoir causé sa mort. En effet, si vous aviez dit la vérité, comme vous la saviez, peut-être le meurtrier, en cherchant son ennemi dans la maison, eût-il été saisi par des voisins accourus à temps, et le crime n’aurait-il pas eu lieu. Celui donc qui ment, quelque généreuse que puisse être son intention, doit, même devant le tribunal civil, encourir la responsabilité de son mensonge et porter la peine des conséquences, si imprévues qu’elles puissent être. C’est que la véracité est un devoir qui doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et que, si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile.

C’est donc un ordre sacré de la raison, un ordre qui n’admet pas de condition, et qu’aucun inconvénient ne saurait restreindre, que celui qui nous prescrit d’être véridiques (loyaux) dans toutes nos déclarations."

- Emmanuel Kant, Opuscules relatifs à la morale, "D'un prétendu droit de mentir par humanité" (1797), trad. J. Barni, éditions Auguste Durand, Paris, 1855, p. 252-253.

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