samedi 11 juin 2016

Cours - La matière et l'esprit

Introduction

La matière désigne en première approche le matériau, c'est-à-dire ce qui permet de construire quelque chose, par exemple le bois qui va servir à fabriquer la coque d'un bateau. L'étymologie du mot rappelle ce premier sens : matière vient du latin materia, mot étant un dérivé de materies qui signifie "bois de construction". D'ailleurs le mot grec que traduit le latin materia est hulê qui désigne le bois en tant qu'il est destiné à être travaillé. En un autre sens, finalement assez proche, la matière renvoie à la discipline que l'on étudie, par exemple la philosophie. Or en philosophie justement, la matière a une acception particulière : elle est la substance qui constitue les corps. On la distingue notamment de la forme qui détermine l'organisation même de cette matière. Mais on peut aussi la distinguer de l'esprit que l'on a supposé pendant longtemps comme immatériel. 

De ce point de vue, on peut s'amuser à remarquer le paradoxe qu'il y a à parler de "matière grise" pour désigner l'intelligence, expression à laquelle recourent les anatomistes du cerveau pour désigner une partie du système nerveux central qui apparaît plus sombre au microscope que le reste du tissu nerveux. En effet, "avoir de l'esprit" est également une expression qui renvoie à une forme d'intelligence caractérisée par sa finesse et sa culture. L'esprit est étymologiquement un souffle (du latin spiritus). Au pluriel, on parle "des esprits" pour désigner des êtres incorporels que l'on rapproche des fantômes. En philosophie, l'esprit désigne la réalité pensante, le principe pensant en général que l'on oppose à l'objet de pensée (la matière). Il est un synonyme de la notion d'âme qui renvoie plus spécifiquement au principe de la vie psychique d'un individu, vie psychique qui peut être intellectuelle, mais aussi affective. 


Comme on peut s'en rendre compte, l'esprit et la matière semblent à la fois s'opposer tout en suscitant un nécessaire questionnement sur leurs interactions, ne serait-ce seulement parce que chacun peut faire l'expérience en soi-même de l'action de l'âme sur le corps et réciproquement. Or si l'on suppose d'un côté une matière passive et inerte, de l'autre un esprit actif et dynamique, on s'interdit toute compréhension de leurs interactions. Il convient alors de complexifier la compréhension que l'on peut avoir de ces deux concepts, ce que font les philosophes qui réfléchissent à ces questions en proposant notamment des pistes de réflexion sur la nature de l'esprit et de la matière. 

Comment la matière fait-elle pour agir sur l'esprit et inversement ?

1. Divin esprit

Dans le Phédon (385 av. J.-C.), Platon (428-348 av. J.-C.) met en scène les derniers instants de Socrate, entouré par ses disciples. Il s'apprête à boire la ciguë conformément à la condamnation à mort dont il a fait l'objet suite à son procès. A cette occasion, il défend l'idée d'une immortalité de l'âme. Il utilise d'abord la théorie de la réminiscence pour convaincre son auditoire de cette immortalité de l'âme : l'âme en effet n'apprend rien de nouveau, elle ne fait que se ressouvenir de ce qu'elle a déjà appris lorsqu'elle pouvait contempler les Idées. 

Cependant, cet argument ne convainc pas complètement ses disciples, Socrate va donc pour les persuader examiner les relations entre l'âme et le corps. Il remarque alors que l'âme se perd si elle se laisse troubler par le corps, mais qu'elle parvient à contempler les Idées immuables et éternelles si elle se tourne vers elle-même.

A travers Socrate, Platon défend une approche dualiste de l'âme et du corps, mais non seulement il les pose comme deux principes irréductibles, mais en plus il en fait deux réalités radicalement opposées : 
  • l'âme : elle "ressemble de très près à ce qui est divin", immortel, intelligible, simple, indissoluble et pareil à soi-même ;
  • le corps : c'est l'exact inverse, il ressemble à ce qui est humain, mortel, non intelligible, multiforme, dissoluble et jamais pareil à soi-même. Dans le texte grec, Platon joue de la proximité des mots grecs désignant le tombeau (sema) et le corps (soma) : le corps est le tombeau de l'âme en quelque sorte. 
Platon estime que l'âme, contrairement au corps qui après la mort entre en décomposition, ne connaît pas la dissolution. Le cadavre d'une personne est ce qui reste visible après la mort. Mais, pour Platon, tout ne se réduit pas à ce qui est visible : les Idées, qui sont au principe des choses, ne sont pas appréhendées par la vue, mais par l'intellect. Or l'âme est justement associée à l'intelligible, à ce qui reste identique à travers le temps alors que le corps, lui, change, vieillit, accuse le poids des années et est soumis à la putréfaction. Platon toutefois nuance cette dimension mortelle du corps et cite en exemple les momies que savent faire les Egyptiens et qui permettent de conserver le corps "presque entier durant un temps infini".  

Après la mort, selon la conception mythologique grecque, les âmes vont rejoindre le royaume d'Hadès, qui sont les enfers grecs, pour être jugées. Platon adapte cette conception à sa propre philosophie : Hadès, roi des morts, n'est pas nommé. Platon fait référence à la place à "l'Invisible", à "un dieu sage et bon". Le dieu de Platon est l'essence suprême des choses, qu'il appelle l'être ou le bien. Platon s'oppose en tout cas clairement à la théorie moniste et matérialiste qui défend une dissolution de l'âme accompagnant la dissolution du corps, conception partagée pourtant selon lui par "la plupart des hommes" de son époque. Si l'âme ne périt pas avec le corps, cela s'explique par sa nature : elle est liée au divin, à l'intelligible, et par conséquent, elle ne peut pas mourir. 

Platon nous révèle donc ici ce qui arrive selon lui après la mort : si l'âme s'est entraînée toute sa vie durant à se détacher du corps, c'est-à-dire à s'éloigner d'une vie rythmée seulement par les plaisirs sensibles et qu'elle s'est habituée à contempler les Idées, c'est-à-dire à philosopher, alors elle rejoint ce qui lui ressemble : la divinité. La philosophie au sens platonicien consiste donc à mettre le corps à distance, à éviter toute "communication volontaire" avec lui, à le fuir, à chercher à se recueillir en soi-même pour cultiver son âme. En ce sens, philosopher c'est apprendre à mourir, c'est-à-dire apprendre à se détacher des sens et du corps, pour parvenir à contempler les Idées, l'être des choses, ce qui reste immuable malgré le temps qui passe.

Ces exercices philosophiques sont volontaires : l'âme produit son propre salut et, par conséquent, elle reste maîtresse de sa destinée. Si l'âme ne s'est pas entraînée sa vie durant à mourir, elle n'est pas en état d'aller vers ce qui est "semblable à elle", à savoir ce qui est "invisible, divin, immortel et sage". Toutefois, si elle réussit, elle parvient au bonheur qui n'est rien d'autre que la délivrance des passions humaines : "les craintes", "les amours sauvages". Elle ne connait plus ni la folie ni l'erreur. Elle se trouve ainsi rassérénée et "passe véritablement avec les dieux le reste de son existence", c'est en tout cas ce qu'il faudrait croire pour Platon afin de mener une vie bonne. La théorie de l'immortalité de l'âme acquiert ici une fonction morale : à travers la pratique philosophique, l'homme travaille à se rendre semblable à la divinité.

2. Les interactions matière-esprit

Afin de comprendre les interactions de la matière et de l'esprit, l'une des hypothèses philosophiques consiste à réduire tout le réel à la matière seule. Cette doctrine s'appelle le matérialisme. Les philosophes grecs Leucippe et son disciple Démocrite en sont les précurseurs. Ils sont ensuite suivis par Epicure, puis par Lucrèce, qui défendent un matérialisme qualifié d'atomiste au sens où il s'accompagne d'une représentation de la matière comme composée d'atomes, terme à comprendre étymologiquement en tant que ce qui ne peut plus se séparer (du grec a-tomein : "qu'on ne peut pas couper").

Dans le livre III de De la nature des choses, Lucrèce (98-55 av. J.-C.), philosophe latin influencé par la philosophie d'Epicure, défend l'idée que l'esprit n'est pas différent d'une quelconque partie du corps. Il considère donc l'âme non pas comme une réalité immatérielle, mais comme une substance corporelle. Cette idée a un objectif thérapeutique : il s'agit de vaincre la peur de la mort. Si l'âme est matérielle, elle est corporelle et composée d'atomes, elle ne peut donc pas survivre à la mort du corps auquel elle est attachée. Puisque lorsque nous n'existons point, nous ne souffrons pas, il n'y a aucune raison pour que nous ressentions quelque chose une fois mort. La mort n'est donc pas à craindre.

Pour Lucrèce, "l'esprit et l'âme se tiennent étroitement unis", mais il distingue cependant les deux :
  • l'esprit : c'est la pensée, elle est présente dans la tête et dans la poitrine, elle domine dans tout le corps, elle est affectée par l'effroi, la peur, la joie, etc., ce qu'on appelle les passions ;
  • l'âme : elle est disséminée dans tout le corps, elle obéit et se meut à la fois sous l'impulsion de la volonté et sous celle de l'esprit, elle est donc l'élément moteur du corps. 

Si l'esprit et l'âme sont étroitement unis, toutefois, l'esprit reste indépendant de l'âme : "il peut raisonner par lui-même et pour lui-même" sans être affecté par une impression venant du corps ou de l'âme. Lucrèce le compare à une partie du corps (la tête) ou un organe (l'oeil) : de même qu'on peut avoir mal à la tête ou à l'oeil, sans que tout le corps soit affecté par la douleur, on peut penser sans se soucier de son corps. Cette raison explique notamment que des théories dualistes, séparant l'âme et le corps, l'esprit et la matière, aient vu le jour.

Cependant Lucrèce observe qu'une crainte très forte peut se répandre dans toute l'âme. On en constate les effets physiques sur le corps : sueurs, pâleurs, bégaiements, etc. De cela, on peut "facilement reconnaître que l'âme est en étroite union avec l'esprit". Mais ce n'est pas tout : non seulement l'esprit terrifié heurte l'âme, mais l'âme ensuite "frappe à son tour le corps et le met en branle". Par conséquent l'esprit, par le biais de l'âme, a une action sur le corps.

Les effets physiques de la peur permettent de constater que l'esprit a une influence sur le corps, mais en outre, ils permettent d'affirmer que "la substance de l'esprit et de l'âme est matérielle". Le fait que cette peur agisse sur nos membres, qu'elle puisse nous empêcher de dormir, ou encore modifier les expressions de notre visage, laisse penser qu'il doit exister quelque chose comme un contact physique. Or, comme un contact ne peut être réalisé qu'entre deux choses matérielles, il faut nécessairement que l'esprit et l'âme soient de nature matérielle.

Enfin, "l'esprit pâtit avec le corps", autrement dit, les sensations qui touchent le corps l'influencent aussi. Lucrèce donne comme exemple "la pointe barbelée d'un trait qui pénètre en nous" : une blessure occasionnée par une arme peut nous faire souffrir et, parfois même, nous faire perdre connaissance. On voit ainsi qu'une action physique (et non plus cette fois psychique comme avec la peur) peut avoir une influence sur l'esprit. En conséquence, non seulement l'esprit peut agir sur le corps, mais le corps lui-même peut agir sur l'esprit. Les interactions entre les deux sont bien la preuve, à ses yeux, de la nature matérielle de l'esprit et de la pensée. 

3. Un pilote en son navire

La démarche de la philosophie cartésienne soulève de nombreuses questions concernant les interactions entre la matière et l'esprit. Dans les Méditations métaphysiques (1641), Descartes expose ses découvertes philosophiques en suivant l'ordre analytique de la découverte, c'est-à-dire l'ordre des raisons : on part du plus évident pour déduire les autres choses (cet ordre s'oppose à celui des matières où l'on part du plus important dans l'exposé général). Le cheminement général est le suivant : d'abord, le doute (I), puis la découverte du cogito (II), l'idée d'infini donc de Dieu (III), la garantie divine de la véracité des idées claires et distinctes (IV), l'argument ontologique prouvant l'existence de Dieu (V) et enfin l'union de l'âme et du corps (VI). 

Descartes part de l'existence de la conscience à travers le cogito, il doit donc expliquer l'existence des choses matérielles. Il avait imaginé la possibilité pour que ce qu'il perçoit du monde extérieur ne soit qu'un rêve. Or la preuve de l'existence de Dieu apporte une caution de la véracité de cette perception. Par conséquent, ce que nous percevons par les sens n'est jamais faux en soi, c'est l'opinion ou le jugement que nous nous faisons ensuite sur ce que nous percevons qui nous induit en erreur. Aussi, nous avons la faculté de corriger ces jugements du moment que nous nous bornons à juger seulement des choses dont nous avons une conception claire et distincte. 

Lorsque Descartes rappelle, dans sa sixième Méditation que "tout ce que la nature m'enseigne contient quelque vérité", il veut dire qu'il n'y a pas lieu de douter de tout ce que nous percevons par les sens. On peut, en effet, avoir confiance à la fois en : 
  • la nature en général : c'est Dieu même ou l'ordre établit par lui dans les choses créées, il n'y a donc pas de pièges ou de volonté de tromper à l'oeuvre dans la nature ;
  • notre nature en particulier : c'est l'assemblage de toutes les choses données par Dieu, nous avons donc la faculté de corriger nos erreurs à condition de nous tenir à une conception claire et distincte des choses.

Or que nous enseigne la nature ? Premièrement, que la douleur, la soif, la faim sont des informations, il ne s'agit donc pas de douter de la véracité de ce que l'on ressent. Certes, nous pouvons nous laisser tromper en jugeant une tour que nous voyons de loin ronde alors qu'elle est carrée. Autre exemple : les amputés sentent encore leur membre coupé. Malgré tout, le doute cartésien ne consiste pas à remettre en cause les manifestations sensibles du corps. Descartes n'est pas le tenant d'une dévalorisation du corps comme pourrait l'être une philosophie dualiste classique. 

Deuxièmement, la nature enseigne que "je ne suis pas seulement logé dans un corps, ainsi qu'un pilote en son navire", c'est-à-dire qu'il y a chez Descartes la reconnaissance d'une forme de dualisme entre le corps et l'esprit : l'âme habite un corps et le dirige, mais ce n'est pas là l'essentiel puisqu'"outre cela (...) je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui". Autrement dit, le dualisme n'empêche pas une liaison très étroite, au point de confondre et de mêler intimement l'âme et le corps. C'est en tout cas ce que révèlent les sentiments de douleur, de faim et de soif : les besoins du corps se manifestent si intensément à l'âme, qu'il est inenvisageable de les concevoir seulement comme deux choses distinctes.

Dans sa conception dualiste, Descartes distingue deux ordres de réalité (voir la deuxième Méditation dans laquelle il distingue ce qu'il est, une chose qui pense, et la matière, qui se caractérise par l'étendue, suite à son observation du morceau de cire, p. 280 de l'édition Pleiade) : 
  • les choses étendues (res extensa en latin) : la matière se définit par l'extension dans l'espace ;
  • les choses pensantes (res cogitans) : l'esprit se définit par la pensée. 
Or "moi qui ne suis qu'une chose qui pense" ("Méditation sixième"), c'est-à-dire un sujet essentiellement définit comme réalité pensante, je ressens également au plan corporel les sentiments de douleur, de la faim et de la soif. Les informations qu'apportent les sens ne sont pas neutres : je ne fais pas que voir une blessure, ou être averti d'un besoin de manger ou de boire émanant du corps, je le vis également. Cela prouve que s'il existe bien une dualité entre le corps et l'âme, entre l'esprit et la matière, nous appréhendons ces informations de manière confuse et mélangée. Pourquoi ? Parce que notre point de vue est celui de l'union de l'esprit et du corps : nous ne sommes pas qu'un pur esprit, qu'un pilote en son navire, mais nous sommes le fruit d'un mélange à la fois corporel et spirituel. 

La conviction cartésienne est qu'il existe des interactions entre deux substances distinctes à travers une union substantielle de l'âme et du corps. Mais comment quelque chose d'immatériel, l'âme, pourrait-elle agir sur quelque chose de matériel, à savoir le corps et inversement ? Ce problème se retrouve encore aujourd'hui sous le nom de problème corps-esprit en neuropsychologie : il s'agit de la difficulté à rendre compte du rapport entre le corps et l'esprit. Selon Descartes, cette distinction de deux ordre de réalité est susceptible d'être appréhendée par la pensée, mais quant à savoir comment se fait le rapport causal entre les deux, il est trop difficile à déterminer : nous vivons et nous expérimentons l'union de l'âme et du corps, mais nous ne pouvons pas en rendre compte. Dans son Traité de l'homme (1662), Descartes fait toutefois l'hypothèse que l'âme a son siège au centre du cerveau, dans la glande pinéale, et que c'est ici que se produit les interactions entre l'âme et le corps. 

4. L'exemple de l'oeuf

D'autres penseurs adoptent une approche radicalement différente du dualisme cartésien et propose de considérer qu'il existe une matière unique. Dans  Le rêve de d'Alembert paru en 1831, mais rédigé en 1769, Denis Diderot (1713-1784) défend cette position et l'explique en analysant le développement de l'oeuf.

Diderot part du sens commun : "voyez-vous cet oeuf ?" demande-t-il sous forme de dialogue à son interlocuteur. En apparence, il a l'air d'une simplicité déconcertante. Pourtant affirme Diderot, "c'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles de théologie". Il déploie son exemple en s'interrogeant sur ce qu'est l'oeuf, sur sa nature. Qu'est-ce qu'il est ? Au départ, il n'est qu'une "masse insensible" et même lorsqu'on introduit "le germe" qui n'est qu'un "fluide inerte et grossier". De ces deux matières que sont le germe et l'oeuf, comment peut donc naître la vie ?

Diderot va décrire toutes les métamorphoses successives de l'oeuf : "d'abord c'est un point qui oscille", qui se développe progressivement. Puis il devient un animal, qui casse sa coquille et marche, vole, sent, etc. Finalement, il est doté de toutes les affections sensibles, qui sont d'ailleurs comparables aux nôtres (nous sentons, nous marchons, etc.) : par conséquent, la vie n'a pas besoin pour exister d'autres choses que d'éléments matériels. A observer le développement de cet oeuf, il n'y a rien d'autre qui entre en cause : la vie est le fruit de la rencontre de deux matières inertes qui donnent naissance à un poussin grâce à l'action de "la chaleur et du mouvement"

Descartes est explicitement visé et, plus précisément, sa théorie des animaux machines (Discours de la méthode, V) selon laquelle les animaux ressemblent à des automates et ne sont qu'un assemblage savant de pièces mécaniques. L'homme toutefois s'en distingue radicalement parce qu'il est doué à la fois de parole et de raison. Descartes sépare ainsi les pièces qui composent un corps, c'est-à-dire les os, les nerfs, les organes, en un mot, la réalité matérielle et l'intelligence dont l'homme est doté qui se manifeste notamment par la parole et l'usage de la raison, ce qui compose l'esprit. Il suppose donc l'existence de deux réalités distinctes, perspective qui soulève la question délicate de la manière dont se réalisent les interactions entre elles. 

Entre cette hypothèse dualiste, que Diderot rejette, et sa propre théorie moniste, c'est-à-dire qui ne suppose qu'une seule réalité, à savoir ici la matière (on parlera donc de monisme matérialiste), il n'y a donc plus lieu d'hésiter. Il faut reconnaître la présence dans la matière d'un "élément caché" ou bien d'un "élément imperceptible". Bien sûr, cet élément peut faire l'objet de nombreuses supputations et, sur ce point, Diderot prend garde de ne pas trancher. Mais il place le lecteur devant la seule question qu'il juge fondamentale : cet élément est-il homogène ou hétérogène à son domicile ? Autrement dit, est-il de nature matérielle, ainsi que l'oeuf ou bien d'une nature différente ? Dans ce dernier cas, "on ne conçoit ni son inertie avant le développement, ni son énergie dans l'animal développé". En effet, s'il faut supposer une autre réalité, spirituelle, indépendante de la matière, pourquoi ne manifeste-elle pas sa présence dans la matière inerte ? Cette question a son pendant symétrique : d'où vient cette capacité d'animation de la matière une fois l'oeuf devenu poussin s'il était un esprit inerte ?

L'argument clé de Diderot pour convaincre son lecteur d'adopter la thèse matérialiste est sa simplicité : alors que la thèse dualiste nous conduit à renoncer à "notre sens commun" et nous précipite "dans un abîme de mystère, de contradictions et d'absurdités", sa propre thèse est "une supposition simple qui explique tout" : "la sensibilité, propriété générale de la matière, ou produit de l'organisation". La matière dispose en elle de toutes les caractéristiques nécessaires à la vie et à l'esprit. Il n'y a pas de différence de nature entre les hommes et les bêtes, mais une différence de degrés. Les animaux ressentent les choses, nous les ressentons aussi et cette sensibilité ne peut donc qu'être d'origine matérielle. Notre capacité à parler et à raisonner est le fruit d'une certaine organisation de la matière, plus complexe que celle des animaux, mais pas radicalement différente. 

5. Exister, c'est être perçu

A l'opposé de la doctrine matérialiste consistant à rabattre tout le réel sur une matière unique, on trouve la doctrine spiritualiste de George Berkeley (1685-1753). Dans son Traité des principes de la connaissance humaine (1710), il se fixe en effet comme objectif de montrer que la substance matérielle n'existe pas. Il qualifie sa doctrine d'immatérialisme : elle consiste à nier l'existence de la matière comprise comme ce qui est extérieur à l'esprit. Seul ce que l'on perçoit existe, le reste n'a pas de réalité. Une telle proposition reçut un accueil mitigé, nombreux sont ceux qui ont reproché à Berkeley un goût du paradoxe sans prendre au sérieux sa philosophie. Elle dispose toutefois d'une charge critique indéniable concernant notre idée de la matière : et si cette dernière n'était finalement qu'un produit de l'esprit ?

Dans la première et unique partie de ce traité, Berkeley commence par analyser "les objets de la connaissance humaine" et distingue trois types d'idées : 
  • les idées actuellement imprimées sur les sens ;
  • les idées perçues quand l'attention s'applique aux passions et aux opérations de l'esprit ;
  • les idées formées à l'aide de la mémoire et de l'imagination à partir des deux premières sortes d'idée.
Fondamentalement, nous avons accès au monde extérieur au moyen des cinq sens que sont la vue, le toucher, l'odorat, le goût et l'ouïe. La doctrine de Berkeley est un sensualisme, c'est-à-dire une doctrine selon laquelle toutes les connaissances viennent des sens. Par exemple, le concept de pomme n'est appréhendé que par la combinaison de diverses sensations s'y rapportant : son aspect visuel, la douceur de sa peau, son parfum, sa saveur, etc. Les choses sensibles que nous nous représentons sont ainsi des "collections d'idées". A partir de ces collections, d'autres idées se forment selon que ces choses sont agréables ou désagréables et excitent les passions que sont la joie, la tristesse, l'amour ou la haine.

Il existe un nombre indéfini d'idées pour Berkeley, mais ce qui importe, c'est qu'elles supposent, à chaque fois "un être actif percevant" ou ce qu'il appelle indifféremment "l'esprit""l'âme" ou "le moi". On voit ici que Berkeley a parfaitement intégré le renversement moderne qui consiste à faire du sujet le principe constitutif même de la vérité, validant ainsi la démarche cartésienne du cogito. Mais, à la différence de Descartes, Berkeley n'envisage pas deux substances, une matérielle et une pensante, mais une seule : l'esprit. Il est moniste, comme Diderot, mais opposé au matérialisme, donc un moniste spiritualiste. Dans cette optique, l'essence des choses se confond avec la perception que l'on en a :"l'existence d'une idée consiste à être perçue". Autrement dit, on ne peut avoir de certitude sur l'existence d'une idée que lorsque nous la percevons.

Pour se faire comprendre, Berkeley prend l'exemple de la table sur laquelle il écrit : nous disons qu'elle existe parce que nous la sentons mais lorsque nous ne la sentons plus, pouvons-nous toujours affirmer qu'elle existe ? On comprend ici qu'il nous invite à réfléchir moins sur l'existence d'une réalité extérieure à nous que sur notre propre langage et plus précisément, à nous intéresser au sens du mot exister : ce que nous ne percevons plus, nous ne sommes plus en mesure d'affirmer avec certitude que cela existe. Comme pour la table, on fait l'hypothèse qu'on pourrait à nouveau la percevoir si l'on revenait dans la pièce où elle se situe, mais nous disons qu'elle existe sous l'effet d'un glissement du conditionnel à l'indicatif : "elle existerait si j'allais dans le bureau", ce n'est pas la même chose que dire "elle existe" au moment où nous la percevons.  

Le langage que nous utilisons nous invite à croire que les idées abstraites existent réellement, c'est le cas pour la matière. Mais il s'agit d'une illusion du langage. La matière n'existe pas au sens où elle n'est jamais perçue en tant que telle. On a toujours la perception de tel ou tel objet, par exemple de telle table ou de telle pomme, mais la matière ne fait jamais l'objet d'une perception particulière, c'est une abstraction. Le matérialiste croit qu'il existe une puissance qui s'appelle la matière, mais quand on lui demande ce qu'elle est, il est incapable de la définir. Pour Berkeley, le seul point de départ rigoureux consiste donc à partir de ce qu'il y a de plus immédiat dans notre rapport au monde : la sensation. Or cette sensation est une réalité spirituelle, psychique, mentale car nous n'avons accès à la réalité qu'à travers elle. Par conséquent, il ne peut pas exister un substrat matériel indépendamment ou séparément d'un esprit.

6. Le vêtement et le clou

La question des rapports entre la matière et l'esprit pose la question des rapports âme-corps. Les progrès de la psychologie entraînent un renouvellement de l'interrogation sur ces rapports. Dans L'Energie spirituelle (1919), et plus particulièrement, au chapitre II qui s'intitule "L'âme et le corps" et qui reprend une conférence publiée par la revue de culture protestante Foi et Vie en 1912, Henri Bergson (1859-1941) critique le réductionnisme de certains scientifiques de son époque qui consiste à rabattre le mental au cérébral. Or, selon lui, il n'est pas possible de voir dans un cerveau l'intégralité de ce qui se passe dans la conscience qui lui correspond.

La position scientiste critiquée par Bergson prétend pouvoir expliquer les causes dont la conscience est l'effet. Bergson en appelle donc à l'expérience pour rejeter cette idée que le mental (la conscience) se confondrait avec le cérébral (le cerveau). Bergson est en effet le défenseur d'un spiritualisme psychologique (à ne pas confondre avec le spiritualisme philosophique de Berkeley), doctrine selon laquelle les phénomènes psychiques ne sont pas réductibles aux phénomènes physiologiques (c'est-à-dire aux phénomènes qui tiennent à l'organisation physique du cerveau). 

Bergson estime comme un point acquis par l'expérience qu'il existe une solidarité entre la conscience et le corps. Mais cette position ne signifie pas que "le cérébral est l'équivalent du mental", c'est-à-dire précise-t-il que l'on puisse "lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante". Les avancées de la science conduisent en effet les neurologistes à abandonner la notion philosophique d'âme car jugée trop métaphysique. Ils limitent leurs investigations à ce qu'ils peuvent observer, à savoir le cerveau. Mais certains d'entre eux ont aussi tendance à réduire ce cerveau à la conscience, pensant parvenir un jour à pouvoir observer l'intégralité de la conscience simplement en observant le cerveau.

Or pour Bergson, une vision intégrale de la conscience n'est pas démontrée par la science. Il utilise pour expliquer sa position une analogie : celle d'un vêtement accroché sur un clou. Le vêtement représente la conscience et le clou le cerveau. Dans cette situation, il est évident qu'"un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché", il y a bien interdépendance des deux éléments, mais  cette interdépendance ne signifie pas que : 
  • chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement ;
  • le clou soit l'équivalent du vêtement ;
  • le clou et le vêtement soient la même chose. 

On remarque ici que Bergson envisage plusieurs relations possibles entre la conscience et le cerveau qui verraient celle-ci peu ou prou se confondre avec lui. Il reconnaît toutefois que c'est bien le cerveau qui porte la conscience. Cela est acquis par la neurologie qui a montré qu'il était possible de localiser certaines fonctions de la conscience dans des aires cérébrales précises. Mais cette identification de certaines fonctions dans le cerveau ne permet pas d'induire qu'on pourra un jour décrire l'ensemble de son activité de cette manière. En outre, la conscience ne vit pas nécessairement parallèlement au cerveau, certaines aires peuvent être actives, se combiner pour justement permettre à la conscience d'agir. Enfin, il est prématuré au stade où en sont les connaissances en neurologie d'affirmer que le cerveau serait l'autre nom de la conscience, plus scientifique parce que matériel et donc observable. 

Bergson affirme ainsi que "si la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau", il faut bien se garder d'affirmer que "le cerveau dessine tout le détail de la conscience" ou "que la conscience soit une fonction du cerveau" : aucune expérience ne permet de prouver que le cerveau est le tout de la conscience. Pour éviter de tomber dans cette illusion scientiste, il importe de s'assurer que toute affirmation le concernant s'appuie effectivement sur l'observation. Et en l'espèce, tout ce que "la science nous permet d'affirmer c'est l'existence d'une certaine relation entre le cerveau et la conscience", rien de plus. 

Conclusion

Platon distingue et même oppose clairement l'âme et le corps : selon lui, l'âme est un élément divin, immortel, incorruptible, alors que le corps est son exact contraire. Dans cette optique, il convient de s'entraîner à se détacher du corps et des plaisirs sensibles pour apprendre à se tourner vers ce qui ressemble le plus à l'âme, à savoir les Idées.

Lucrèce considère au contraire de Platon que l'âme et le corps sont étroitement unis. Il montre notamment que non seulement l'esprit est capable d'action sur le corps (la peur nous fait trembler) mais aussi que le corps entraîne des modifications de notre esprit (une blessure peut entraîner une perte de connaissance). Par conséquent, cette interdépendance conduit à penser que lorsque le corps disparaît, l'âme disparaît avec lui. La mort n'est donc pas à craindre : aucune souffrance ne sera ressentie.

Descartes s'interroge lui aussi sur les rapports entre l'âme et le corps. Sa démarche philosophique consistant à partir du sujet et du cogito l'entraîne à distinguer deux substances de nature différente, d'un côté la pensée immatérielle (je pense), de l'autre la matière étendue (le morceau de cire). Mais la conscience n'est pas seulement le pilote d'un navire qui serait le corps : l'union de l'âme et du corps est étroite et s'expérimente mieux qu'elle ne se comprend.

En partant d'une observation du développement de l'oeuf, Diderot s'oppose au dualisme cartésien. Confirmant l'intuition de Lucrèce, la matière lui apparaît comme la seule réalité possible. Il est inutile de supposer l'existence d'un substrat immatériel que l'on nommerait esprit pour expliquer la vie : il suffit simplement de considérer que la matière peut être diversement organisée et dispose en elle d'une capacité sensible.

Berkeley de son côté prend le parti exactement inverse de celui de Diderot : ce n'est pas la matière qui est l'unique principe, car on ne parvient pas à la définir de façon satisfaisante, mais c'est l'esprit. Il suffit en effet de s'interroger sur ce qu'est l'existence pour se rendre compte qu'elle se confond avec la perception : telle table existe parce que mon esprit la perçoit, mais en dehors de cette perception, la question de son existence n'a plus de sens. L'esprit est donc la seule réalité.

Au XXe siècle, dans les questions portant sur les relations entre l'âme et le corps, le matérialisme l'a emporté. Les sciences telles que la psychologie ou la neurologie se fondent désormais sur l'observation du cerveau. Mais comme le remarque Bergson, devant sa complexité, elles peuvent être tentées de s'affranchir de l'expérience en réduisant tout le mental au cerveau, ce qui revient à négliger la conscience en tant que phénomène global (rapport du cerveau avec le corps) et complexe (émergence de nouvelles propriétés suite à l'activation des différentes aires cérébrales). 

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