lundi 18 avril 2016

"Si l'on se plaît à voir des représentations d'objets, c'est que cette contemplation nous instruit"

Commentaire

Dans La Poétique (355 av. J-C. environ), Aristote (384-322 av. J.-C.) traite de l'art poétique et plus précisément de la tragédie, de l'épopée et de l'imitation. L'imitation (en grec mimesis) caractérise pour Aristote comme pour Platon le travail de l'artiste. Mais, contrairement à Platon, Aristote ne voit pas dans l'oeuvre d'art une illusion. La mimèsis n'est pas chez lui une imitation des apparences. 

L'extrait ci-dessous est un texte célèbre issu du chapitre IV et qui porte sur le plaisir de l'imitation. C'est à partir de ce passage qu'on a fait d'Aristote le théoricien de l'art comme imitation au sens de représentation exacte des choses. Ainsi entendu, le plaisir de la contemplation reviendrait à admirer la précision avec laquelle l'artiste serait parvenu à copier le réel et à reproduire les traits jusqu'aux moindres détails. 

Cependant, la lecture du texte permet de constater que l'imitation ne signifie pas copie exacte d'un modèle. Aristote commence par expliquer que la poésie a deux causes naturelles : 
  • l'homme a une tendance naturelle à l'imitation : il imite davantage que les autres animaux, notamment parce que cela favorise l'apprentissage ;
  • l'homme éprouve du plaisir aux imitations. 
Pour démontrer ce qu'il avance, Aristote en appelle à l'expérience : ordinairement, la vue d'animaux ignobles ou de cadavres nous procure un sentiment de dégoût, or dans les oeuvres artistiques, non seulement nous ne sommes pas dégoûtés, mais en plus, nous pouvons parfois y trouver un certain plaisir et apprécier contempler des objets représentants des choses horribles. 

Dans son analyse de la tragédie qu'il fait un peu plus loin dans La Poétique (chapitre VI, 1449b28), Aristote estime que la représentation d'émotions violentes sur scène permet aux spectateurs de réaliser une catharsis (mot grec signifiant purgation, purification), c'est-à-dire une purgation de ses propres passions. Les spectateurs s'identifient aux personnages dont les passions coupables sont punies par le destin et ils se retrouvent délivrés des sentiments inavouables qu'ils éprouvent. Pour les théoriciens du classicisme, le théâtre va ainsi avoir une dimension morale et édificatrice (en psychanalyse, la catharsis consiste à se délivrer d'un sentiment encore inavoué). 

Mais, dans notre texte, concernant le plaisir que l'on prend à la contemplation d'une représentation des animaux ignobles ou de cadavres, Aristote explique le phénomène par le fait que nous aimons apprendre : "si l'on se plaît à voir des représentations d'objets, c'est qu'il arrive que cette contemplation nous instruit". La contemplation d'oeuvres artistiques nous fait réfléchir sur ce que sont les choses, elle nous renseigne par exemple sur la nature de l'homme. En outre, le fait de ne pas parvenir à prévoir la suite de l'action, par exemple au théâtre, nous permet de prendre du plaisir à la manière dont se déroule l'intrigue, d'apprécier les rebondissements.

L'art comme imitation n'est donc pas une représentation purement passive de la réalité : dans sa composition d'une oeuvre, un artiste élimine tout ce qui n'est pas essentiel à la compréhension de ce qui est représenté. C'est pourquoi elle peut être un acte de connaissance pour le spectateur. L'art n'a pas pour fonction d'échapper à la réalité, mais au contraire de mieux se l'approprier. La mimèsis dont il est question dans le texte (terme traduit par imitation) n'est donc pas forcément une imitation au sens strict du mot, mais une représentation nécessitant à la fois distance et abstraction. Elle fait apparaître le nécessaire et le général qui se dissimulent dans l'expérience en se mêlant au particulier et au contingent. 

Texte

"I. Il y a deux causes, et deux causes naturelles, qui semblent, absolument parlant, donner naissance à la poésie.

II. Le fait d’imiter est inhérent à la nature humaine dès l’enfance ; et ce qui fait différer l’homme d’avec les autres animaux, c’est qu’il en est le plus enclin à l’imitation : les premières connaissances qu’il acquiert, il les doit à l’imitation, et tout le monde goûte les imitations.

III. La preuve en est dans ce qui arrive à propos des œuvres artistiques ; car les mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous plaisons à en contempler l’exacte représentation, telles, par exemple, que les formes des bêtes les plus viles et celles des cadavres.

IV. Cela tient à ce que le fait d’apprendre est tout ce qu’il y a de plus agréable non seulement pour les philosophes, mais encore tout autant pour les autres hommes ; seulement ceux-ci ne prennent qu’une faible part à cette jouissance.

V. Et en effet, si l’on se plaît à voir des représentations d’objets, c’est qu’il arrive que cette contemplation nous instruit et nous fait raisonner sur la nature de chaque chose, comme, par exemple, que tel homme est un tel ; d’autant plus que si, par aventure, on n’a pas prévu ce qui va survenir, ce ne sera pas la représentation qui produira le plaisir goûté, mais plutôt l’artifice ou la couleur, ou quelque autre considération."

- Aristote, La Poétique, Chapitre IV, 48b4-19, trad. C. E. Ruelle, 1922. 

Texte disponible sur wikisource : ici

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