dimanche 10 avril 2016

"C'est l'existence sociale qui détermine la conscience des hommes"

Commentaire

Dans sa Contribution à la critique de l'économie politique (1859), Karl Marx (1818-1883) forme l'ébauche de ce qui reste dans l'histoire de la pensée économique et politique son ouvrage majeur : le Capital (1867). Cette Contribution se compose de deux chapitres, l'un revient sur l'analyse de la marchandise, l'autre sur la monnaie. 

L'avant-propos de l'ouvrage permet à Marx de revenir sur les principaux apports conceptuels de son travail et, notamment, sur la question de la superstructure. Ce terme désigne chez lui tout ce qui est représenté par les idées, les idéologies, le droit, etc. Cet ensemble dépend de la base économique, de l'infrastructure, qui désigne la réalité économique fondamentale déterminant tous les phénomènes sociaux. 

La production désigne l'activité par laquelle l'homme produit des biens et des services. Il s'agit d'une activité économique. Marx étudie l'organisation sociale de cette production, c'est-à-dire les relations sociales qu'entretiennent les hommes entre eux dans le processus de production. Ces relations sociales pour Marx sont nouées indépendamment de la volonté des hommes. En effet, ces rapports de productions correspondent à un certain niveau de développement des "forces productives matérielles", autrement dit, des moyens dont dispose la société humaine pour produire. Par conséquent, le mode de production va déterminer le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle : "ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience". 

A un moment donné, les forces de production et les rapports de production deviennent antagonistes et conflictuels. Les rapports de productions se traduisent en effet sur le plan juridique par un droit de la propriété. Mais comme les rapports de productions finissent, dans la dynamique du capitalisme, par générer une accumulation dans les mains de quelques uns, ce droit devient une entrave pour la production et commence alors "une ère de révolution sociale".

Dans l'étude des bouleversements historiques de l'équilibre des forces dans les rapports de production, il faut toujours distinguer deux ordres de chose selon Marx : 
  • le bouleversement matériel : il s'agit du changement matériel des conditions de production économique ; il faut l'appréhender avec la rigueur qui prévaut dans les sciences naturelles ;
  • le bouleversement idéologique : il s'agit des bouleversements qui ont lieu sur le plan juridique, politique, religieux, artistique, philosophique ; cela correspond à la prise de conscience des hommes de ce conflit. 
Pour analyser cette prise de conscience collective des bouleversements matériels, il ne faut pas s'intéresser à cette conscience en tant que telle, mais étudier "le conflit qui oppose les forces productives sociales et les rapports de production". De ce conflit résulte une expression idéologique qui a toujours un temps de retard par rapport à l'équilibre réelle des forces : "la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se créer". 

Texte

"Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. 

A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale. Le changement dans les fondations économiques s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. 

Quand on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a le bouleversement matériel des conditions de production économique. On doit le constater dans l’esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu’au bout. 

On ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d’après la conscience qu’elle a d’elle-même. Cette conscience s’expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives sociales et les rapports de production. Jamais une société n’expire, avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir ; jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place, avant que les conditions matérielles de leur existence soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se propose jamais que les tâches qu’elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou sont en voie de se créer."

- Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, "Avant propos", in Œuvres, t. 1, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", p. 272-273.

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