dimanche 14 mai 2017

"Dire, c'est faire"

Commentaire

Quand dire, c'est faire (1962) est un ouvrage du philosophe anglais John Langshaw Austin (1911-1960) qui met en évidence l'existence d'énoncés performatifs, c'est-à-dire constituant une action particulière en même temps qu'ils sont énoncés. Jusqu'à sa découverte, les philosophes considéraient que tous les énoncés étaient susceptibles d'être considérés comme vrais ou faux. Austin amène à distinguer les énoncés constatifs qui ont une valeur de vérité des énoncés performatifs qui n'ont pas cette valeur.

Le texte ci-dessous analyse quelques exemples de phrases qui présentent comme spécificité d'être performatives. L'adjectif performatif a la même racine que performance, mot qui vient de l'anglais to perform "effectuer", lui-même venant du verbe ancien français parformer qui signifiait "accomplir, exécuter ; achever". Les idées d'accomplissement, d'exécution et d'achèvement sont donc primordiales dans ce type d'énoncés. Il faut souligner également que le statut du locuteur importe puisque c'est grâce son statut particulier qu'il parvient à créer des effets avec son énoncé : c'est le mari qui dit "oui", la reine qui baptise le bateau, le mourant qui rédige son testament ou le joueur qui parie.

Les exemples mentionnés par Austin se réfèrent à quatre situations distinctes : 
  • le "oui" du mariage ;
  • le baptême d'un bateau ;
  • le testament ;
  • le pari. 
Cette découverte d'Austin de la dimension performative du langage montre que derrière certaines expériences du quotidien, le langage employé ne se réduit pas simplement à des mots, mais entraîne un faire, un produire. 

Austin distingue la phrase performative de la phrase descriptive et de la phrase affirmative. La phrase performative a ceci de particulier qu'elle ne se contente pas d'affirmer ou de décrire, elle constitue en elle-même une action, elle produit quelque chose d'autre que la phrase elle-même. En d'autres termes, lorsqu'à l'Assemblée nationale, le président de l'Assemblée déclare : "la séance est ouverte", il ouvre effectivement la séance, il agit plus qu'il ne parle. 

Mais tout le monde ne peut pas agir en parlant. Un collégien qui dirait à l'Assemblée "la séance est ouverte" ne produirait aucun effet. D'où l'importance des "circonstances appropriées" : il faut des institutions tel que le mariage ou une assemblée législative et des personnages officiels comme le maire ou le président, pour que le langage puisse produire ses effets.

En outre, les énoncés performatifs ont comme autre particularité qu'ils ne sont ni vrais ni faux et ce, pour une raison simple : il ne décrivent pas la réalité. En logique, il est possible d'énoncer les conditions de vérité de la phrase suivante : il pleut à Paris. Il suffit qu'il pleuve effectivement pour qu'on puisse dire que c'est vrai. Cela vaut d'ailleurs pour tous les énoncés constatifs, c'est-à-dire qui ne rapportent que des faits. Mais lorsque le maire dit aux mariés : "je vous déclare mari et femme", sa phrase n'est pas susceptible de vérité ou de fausseté : elle accomplit l'action de marier deux individus.

Enfin, dans Fragment d'un discours amoureux (entrée "je-t-aime"), Roland Barthes explique que le "je t'aime" que nous prononçons lorsque nous sommes amoureux est un énoncé performatif : "Je-t-aime est sans nuances. Il supprime les explications, les aménagements, les degrés, les scrupules. D'une certaine manière — paradoxe exorbitant du langage —, dire je-t-aime, c'est faire comme s'il n'y avait aucun théâtre de la parole, et ce mot est toujours vrai (il n'a d'autre référent que sa profération : c'est un performatif)"Fragments d'un discours amoureux, Seuil, p. 176). Selon Barthes, le je-t-aime est un cri d'amour qu'il faut l'entendre en un seul mot (agglutinant le je et le tu pour constituer un seul bloc). Ainsi compris, comme l'énoncé performatif, il ne peut pas être ni vrai ni faux, il est moins une parole échangée qu'une action réalisée.

Texte

"(E.a) « Oui [je le veux] (c’est-à-dire je prends cette femme comme épouse légitime) » – ce « oui » étant prononcé au cours de la cérémonie du mariage.
(E.b) « Je baptise ce bateau le Queen Elisabeth » – comme on dit lorsqu’on brise une bouteille contre la coque.
(E.c.) « Je donne et lègue ma montre à mon frère » – comme on peut lire dans un testament.
(E.d.) « Je vous parie six pence qu’il pleuvra demain ».

Pour ces exemples, il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire. Aucune des énonciations citées n’est vraie ou fausse : j’affirme la chose comme allant de soi et ne la discute pas. On n’a pas plus besoin de démontrer cette assertion qu’il n’y a à prouver que « Damnation ! » n’est ni vrai ni faux : il se peut que l’énonciation « serve à mettre au courant » – mais c’est là tout autre chose. Baptiser un bateau, c’est dire (dans les circonstances appropriées) les mots « Je baptise… » etc. Quand je dis, à la mairie ou à l’autel, etc. « Oui [je le veux].., je ne fais pas le reportage d’un mariage : je me marie.

Quel nom donner à une phrase ou à une énonciation de ce type ? Je propose de l’appeler une phrase performative ou une énonciation performative ou – par souci de brièveté – un « performatif ». Ce nom dérive, bien sûr, du verbe [anglais] perfom, verbe qu’on emploie d’ordinaire avec le substantif « action » : il indique que produire l’énonciation est exécuter une action (on ne considère pas, habituellement, cette production-là comme ne faisant que dire quelque chose)."

John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire (How to do things with words, 1962), trad. G. Lanne, Le Seuil, 1970, p. 41-42.

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