vendredi 10 juillet 2009

Bachelard et l’obstacle épistémologique

L'obstacle épistémologique est une expression du philosophe Gaston Bachelard exposée dans La formation de l'esprit scientifique en 1938. Dans ce livre, l'ambition de Bachelard est de réaliser une psychanalyse de la connaissance, c'est-à-dire de montrer quels soubassements inconscients conduisent l'esprit du chercheur à mal interpréter des faits et à commettre des erreurs dans le domaine des sciences. Des obstacles, étymologiquement : ce qui est posé devant, viennent se placer entre le désir de connaître du scientifique et l'objet étudié. Durant sa formation, l'esprit scientifique a dû lutter contre lui-même pour s'arracher à ses illusions et parvenir ainsi à la connaissance. Le qualificatif "épistémologique" signifie que l'obstacle est lié à l'esprit scientifique lui-même, il est interne à l'acte de connaître (episteme vient du grec et signifie la connaissance).

Pour tout esprit scientifique en formation souhaitant éviter les obstacles épistémologiques, Bachelard préconise quatre impératifs :

- réaliser une catharsis intellectuelle et affective,

- réformer son esprit,

- refuser tout argument d'autorité et

- laisser sa raison inquiète.

La catharsis intellectuelle et affective consiste à se déprendre de ses préjugés et de ses opinions (l'opinion ne pense pas pour Bachelard).

La réforme de l'esprit ensuite, consiste à éduquer l'esprit non pas en le saturant de connaissances, mais en lui apprenant à se réformer sans cesse et à éviter de s'enliser dans des habitudes intellectuelles.

Le refus de l'argument d'autorité consiste à rejeter tout argument qui ne tient qu'au respect dû aux autorités intellectuelles, et non à une démonstration logique ou empirique.

Enfin, l'inquiétude de la raison consiste à ne pas trop laisser sa raison en repos, à exercer son esprit critique et sa liberté de jugement.

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Dans La formation de l'esprit scientifique, Bachelard relève une dizaine d'obstacles épistémologiques que nous allons énumérer et rapidement décrire ensuite : l'expérience première, la connaissance générale, l'obstacle verbal, la connaissance pragmatique, l'obstacle substantialiste, le réalisme, l'obstacle animiste, le mythe de la digestion, la libido et enfin la connaissance quantitative.

L'obstacle de l'expérience première consiste à s'attacher aux aspects impressionnants d'un phénomène, ce qui évite d'en saisir les aspects importants du point de vue de la connaissance. L'une des conséquences de cet obstacle est encore perceptible en classe lorsque pour motiver les élèves, le professeur commence par réaliser l'expérience de l'explosion avant d'en faire l'exposé théorique. Les élèves se perdent dans leur imagination et s'intéresse davantage au fantasme lié à l'explosion plutôt qu'à son explication scientifique.

La connaissance générale consiste à généraliser trop vite, ce qui fait perdre de vue les caractéristiques essentielles d'un phénomène. Enoncer que tous les corps tombent dans le vide à la même vitesse ne permet pas de comprendre le phénomène d'accélération dû à l'attraction terrestre. L'énoncé laisse seulement penser que les corps ont une vitesse similaire.

L'obstacle verbal se produit lorsqu'on croit expliquer un phénomène en le nommant. Par exemple, Réaumur se servait de l'éponge pour expliquer comment les nuages faisaient tomber la pluie. Un mot et une image tiennent alors lieu d'explication. On peut cependant souligner ici que l'image selon Bachelard peut servir à la compréhension, mais à condition toutefois qu'elle soit précédée de l'explication théorique.

La connaissance pragmatique consiste à expliquer un phénomène à partir de son utilité, ce qui revient à faire comme si toute chose avait une utilité précise par rapport à nous. Il est par exemple courant à l'époque d'expliquer les raies du potiron par le fait qu'il devait ainsi être partagé en famille.

L'obstacle substantialiste consiste en la recherche d'une substance, c'est-à-dire d'un support matériel, pour rendre raison d'un phénomène. On croyait par exemple au XVIIIe siècle que l'aimant était doté d'une colle : le flegme, qui devait expliquer l'action à distance de l'aimant.

Le réalisme chez Bachelard est un trouble lié à la possession. Certains alchimistes pensaient par exemple que l'or avait des vertus thérapeutiques.

L'obstacle animiste attribue à des objets inertes des propriétés des organismes vivants. Par exemple : au XVIIIe siècle, la rouille est considérée comme une maladie du fer.

Le mythe de la digestion conduit à penser que les phénomènes procèdent de la même manière que le corps humain, par ingestion, digestion et sécrétion.

La libido attribue des caractères sexuels à des phénomènes qui ne relèvent pas de la reproduction. Il s'agit d'une projection de fantasmes sexuels sur les phénomènes de la nature. Par exemple la sexualisation de la base et de l'acide du fait que la base soit un nom féminin et l'acide masculin. En conséquence le rôle passif est attribué à la base et le rôle actif à l'acide.

La connaissance quantitative porte également en elle un obstacle. Il ne s'agit pas de réfuter ce type de connaissance, la science moderne est née avec la mathématisation du réel permise par les instruments de mesure, mais de souligner un obstacle possible : celui de croire que la précision de la mesure donne la possession de l'objet.

mercredi 8 juillet 2009

Heidegger ou la destruction de la métaphysique

Le § 6 de Etre et temps s'intitule « La tâche d'une destruction de l'histoire de l'ontologie ». Il s'agit pour Martin Heidegger de présenter ce que doit impliquer une destruction (Destruktion) de l'histoire du discours sur l'être (c'est-à-dire de l'ontologie). En effet, dans la pensée grecque qui inaugure la naissance de la philosophie occidentale, la question de l'être des choses est la question fondamentale qui conditionne toute élaboration philosophique. Platon et Aristote cherchent à savoir « ce que sont les choses », c'est-à-dire à déterminer ce qu'est la vérité du monde et de nous-mêmes. Savoir ce que l'on est ainsi que se connaître soi-même font partie intégrante de ce questionnement sur l'être.

Cependant, Heidegger remarque que cette question a été trop souvent oubliée dans l'histoire de la philosophie. Les grandes philosophies modernes se déploient en effet sur un fond de concepts (Dieu, l'âme, le monde) où la question de l'être ne fait plus problème. La philosophie devient un simple discours sur l'étant des choses, c'est-à-dire un discours où l'être va de soi et ne suscite plus l'étonnement. Pour cette raison, il dénonce la philosophie moderne comme une onto-théologie, un discours qui ne se pose plus la question de l'être, mais qui se referme dans une conception théologique de l'être, où l'être est posé de façon dogmatique comme objet.

La destruction est une tâche que doit se donner la pensée pour se défaire de la tradition des concepts de la philosophie et ainsi revenir aux expériences originaires qui ont présidé à leur constitution, et notamment ceux de la philosophie grecque. Il s'agit donc de revenir à l'une des plus fondamentales questions de la philosophie : « qu'est ce que l'être ? ».

La destruction entraîne une répétition de la question de l'être dans l'objectif d'approfondir l'être à partir du temps. Heidegger avance que toute philosophie de l'être est solidaire d'une histoire et d'une temporalité. Dans la philosophie moderne, on a cru possible de dire l'être indépendamment du moment historique dans lequel se déployaient les concepts. L'être était pensé sans le temps. Or Heidegger montre qu'il y a une histoire de la philosophie, et une détermination des concepts qui est non seulement propre à une époque mais aussi à une existence humaine, celle du philosophe. On ne peut donc plus faire comme si le philosophe révélait la vérité telle qu'elle est indépendamment du temps propre à l'existence humaine.

Ainsi de la même façon que Deleuze a montré qu'il y avait une géographie de la philosophie, on peut dire qu'Heidegger a montré qu'il existait une histoire de la philosophie. Ce constat incite à prendre en compte l'idée que nous informons l'être en fonction du temps et du lieu où l'on se trouve. D'où l'importance de continuer à se reposer la question de l'être à chaque époque.

Heidegger propose de repartir de ce constat pour élaborer une philosophie qui puisse prendre en compte cette dimension historique. Il nous invite ainsi à détruire la métaphysique telle qu'elle s'est bâtie, c'est-à-dire sur une conception de l'être qui nie la dimension temporelle de l'existence.

Cette destruction n'est cependant pas entièrement négative. La destruction heideggérienne ne laisse pas place à un champ de ruines. Heidegger détruit la philosophie pour répéter une question qui doit ouvrir à une nouvelle philosophie prenant en compte l'existence historique de l'homme et son rapport problématique à l'être. C'est en ce sens que Derrida a proposé comme traduction du terme allemand Destruktion la "déconstruction". La déconstruction est ce qui détruit et reconstruit dans un même mouvement de pensée la pensée.

Cette réflexion a stimulé toute une réflexion philosophique qui se donne pour tâche de lire les textes en ré-insérant des concepts dans leur trajectoire historique.

samedi 4 juillet 2009

Savoir et pouvoir chez Michel Foucault

La méthode de Foucault se caractérise de manière globale comme un déplacement par rapport à la méthode kantienne traditionnelle qui s'interroge d'abord sur la légitimité des modalités historiques du connaître, puis sur les rapports de pouvoir (ce qui correspond à établir dans un premier temps la phase critique, puis ensuite à s'interroger sur la dimension politique). Foucault propose d'envisager une procédure différente. A la place de prendre comme entrée le problème de la connaissance, il prend celui du pouvoir. Sa méthode consiste ainsi non pas à établir quelles sont les conditions de constitution et de légitimité de toute connaissance possible, mais à déterminer les connexions qui existent entre les mécanismes de coercition et l'élément de connaissance. Foucault cherche ainsi à déterminer, d'une part, ce qui fait que tel élément de savoir puisse prendre des effets de pouvoir une fois qu'il se trouve intégré au sein d'un système qui le qualifie comme vrai, probable, incertain ou faux ; et d'autre part, ce qui fait que tel procédé de pouvoir acquiert les justifications propres à un élément rationnel, calculé et techniquement efficace.

Le plus important dans la méthode foucaldienne est de ne pas commencer par opérer le partage de légitimité, de ne pas assigner le point de l'erreur et de l'illusion que l'on trouve dans la conception kantienne de la critique. A la place, Foucault propose d'utiliser deux mots : savoir et pouvoir. Le savoir concerne toutes les méthodes et les contenus qui sont considérés comme acceptable à un moment donné et dans un domaine défini. Le pouvoir recouvre les mécanismes particuliers qui sont reconnus comme permettant d'induire des comportements ou des discours. Ces deux termes n'ont pas pour fonction de désigner des entités ou des transcendantaux, mais d'opérer une neutralisation quant aux effets de légitimité et une mise en lumière de ce qui les rend, à une certaine époque, acceptables et acceptés.

Le rôle de ces deux termes est donc essentiellement méthodologique : ce ne sont pas des principes généraux de réalité, mais des moyens de sélectionner quel type d'élément est pertinent pour l'analyse. Le principal avantage de cette méthode est d'éviter de faire jouer d'entrée la perspective de légitimation comme le font les termes de connaissance ou de domination. Elle permet également à tout moment de l'analyse, de donner un contenu déterminé et précis : tel élément de savoir, tel élément de pouvoir.

Mais Foucault précise qu'il ne faut pas considérer le savoir et le pouvoir comme des réalités opératoires en elles-mêmes. C'est-à-dire que le passage par le savoir et le pouvoir sont des termes qui constituent une grille d'analyse de la réalité, mais en aucun cas la réalité elle-même. Selon la définition qu'il retient de ces termes, il n'est pas possible de les séparer : il n'y a pas d'un côté du savoir et de l'autre du pouvoir. Un élément de savoir pour être considéré comme tel, doit être conforme à un ensemble de règles et de contraintes caractéristiques (par exemple, tel type de discours à une époque donnée). Il doit également être doté d'effets de coercition ou d'incitation propres à ce qui est catégorisé comme scientifique, seulement rationnel ou de l'ordre de l'opinion. De même, un mécanisme de pouvoir, pour fonctionner, doit se déployer selon des procédures, des instruments, des moyens et des objectifs qui peuvent être validés dans des systèmes plus ou moins cohérents de savoir.

Le pouvoir et le savoir ne sont pas deux entités qui se répriment ou s'abusent l'une l'autre, mais « un nexus » permettant de saisir ce qui constitue l'acceptabilité d'un système, par exemple le système de la maladie mentale, de la pénalité, de la délinquance ou de la sexualité.

Une « analyse du nexus savoir-pouvoir » permet de ressaisir un ensemble dans sa positivité, c'est-à-dire d'accéder à la compréhension du passage de son observabilité empirique à son acceptabilité historique, à l'époque où il devient observable. Cette analyse permet de ressaisir cet ensemble à partir du fait même qu'il est accepté. Ce type de procédure doit parcourir le cycle de la positivité en allant du fait de l'acceptation au système de l'acceptabilité analysé à partir du jeu savoir-pouvoir. Il s'écarte donc du point de vue fondamental de la loi, et c'est cela que Foucault veut surtout éviter en passant à l'extérieur du souci de légitimation propre à la critique kantienne.