lundi 29 juin 2009

Edgar Morin et le paradigme de la complexité

Edgar Morin, né en 1921, est un philosophe français qui analyse la pensée scientifique pour en donner une interprétation capable à la fois de respecter la spécificité de chaque champ du savoir, tout en cherchant à préserver le lien entre toutes les disciplines allant de la philosophie à la physique, en passant par la sociologie, la biologie ou la psychologie. Son idée de complexité correspond à ce projet d'interprétation des différents savoirs en vue de préserver l'autonomie de chaque discipline tout en mettant en lumière leur interdépendance essentielle.

Pour définir la notion de complexité, il faut prendre en compte la dimension contradictoire des phénomènes qui sont étudiés par les sciences. Pour le dire vite, la pensée complexe est la pensée qui va accepter la complexité, c'est-à-dire la contradiction. La complexité n'est pas un refus de la simplicité, mais une ouverture sur l'inconcevable. En ce sens, la complexité de Morin est le « principe de la pensée qui considère le monde et non pas (…) le principe révélateur de l'essence du monde », (Introduction à la pensée complexe, p. 138).

La complexité est tout à la fois un défi, une simplification relative et une relation. Elle est tout d'abord un défi, parce qu'elle n'a pas pour objectif de donner une définition du réel, mais de trouver le bon angle pour l'étudier, c'est-à-dire en intégrant la complication, l'incertitude et la contradiction. Elle est ensuite une simplification relative, car elle ne consiste pas à simplifier le réel pour en livrer les composants ultimes, mais à prendre conscience que la réduction n'amène pas à la vérité. La réduction est un outil pour accéder au réel et non le réel lui-même. La complexité est « l'union de la simplicité et la complexité » (p. 135). Enfin, la complexité est la liaison entre le simple et le complexe : entre le monde réel et le monde des apparences, il y a des liens qui composent la complexité et qu'il s'agit aussi de prendre en compte.

Pour comprendre ce dernier aspect, on peut rappeler l'étymologie latine du mot complexe. « Qu'est-ce que la complexité ? Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l'un et du multiple » (p. 21). L'image qui sied le mieux à la complexité est celle du tissu. Edgar Morin prend l'exemple de « la tapisserie contemporaine » (p. 113) qui comporte des fils de différentes matières et de différentes couleurs. Connaître cette tapisserie ne se résume à connaître la somme des lois et des principes qui concernent chaque type de fil. Non seulement cette somme est insuffisante pour comprendre la réalité nouvelle de cette composition en tant que tissu, mais en plus elle ne donne aucune connaissance de sa forme ou de sa configuration. On touche là au problème bien connu des philosophes de l'un et du multiple : la tapisserie est une, elle a une qualité particulière, les fils sont multiples et ont des qualités qui leur sont propres. Comment donc connaître la tapisserie dans sa complexité ? Selon Morin, saisir la complexité d'un phénomène se fait en trois étapes paradoxales : la tapisserie est plus que la somme des fils qui la constituent (elle a de nouvelles propriétés), mais la tapisserie est aussi moins que la somme des fils qui la constituent (du mélange des fils, elle perd certaines de leur qualité), donc la tapisserie est à la fois plus et moins que la somme des fils qui la constituent (l'étape ultime de la complexité consiste à prendre conscience qu'il existe une contradiction interne à la tapisserie).

Cet exemple de la tapisserie contemporaine montre que la complexité, sous un second abord apparaît comme le lieu de l'incertain, de l'indécidable, du fouillis. « Au second abord, la complexité est effectivement le tissu d'événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal. Mais alors la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l'inextricable, du désordre, de l'ambiguïté, de l'incertitude... » (p. 21). Comprise sous cette forme, la complexité peut entraîner un aveuglement de l'intelligence : la découpe strite du réel en domaines étanches, en disciplines imperméables, aboutit à un « obcurantisme accru » (p. 20) qui produit des spécialistes ignares et des doctrines obtuses prétendant monopoliser la scientificité (Morin donne comme exemple le marxisme althusserien ou l'éconocratisme libéral).

Il existe deux manières logiques de réagir face à la complexité, deux paradigmes : le paradigme de complexité et le paradigme de simplicité. Pour Morin, « un paradigme est un type de relation logique (inclusion, conjonction, disjonction, exclusion) entre un certain nombre de notions ou catégories maîtresses » (p. 147). Un paradigme privilégie certaines relations logiques au détriment d'autres : ainsi il contrôle la logique d'un discours.

Morin montre qu'il existe un paradigme de simplicité qui « met de l'ordre » et « chasse le désordre » (p. 79). Il consiste à mettre l'accent tantôt sur l'un, tantôt sur le multiple, il sépare ou unit, mais ne se donne pas les moyens de penser ensemble le séparé en tant que séparé. La peur du désordre conduit à la rationalisation, c'est-à-dire « à vouloir enfermer la réalité dans un système cohérent » et à mettre de côté « tout ce qui dans la réalité, contredit ce système » (p. 94). Clarifier, distinguer, hiérarchiser, c'est sélectionner les éléments d'ordre et de certitude, c'est « remettre de l'ordre dans les phénomènes en refoulant le désordre » (p. 21), c'est écarter l'incertain.

« De telles opérations, nécessaires à l'intelligibilité, risquent de rendre aveugle si elles éliminent les autres caractères du complexus » (p. 21) ajoute Morin. C'est pourquoi, il propose de prendre comme paradigme, celui de la complexité. Alors que les principes logiques du paradigme de la simplicité sont la disjonction et la réduction, il propose de les substituer aux principes de distinction, de conjonction et d'implication. Il s'agit non plus seulement de disjoindre la cause de l'effet, mais de montrer comment l'effet revient sur la cause et par rétroaction, produit ce qui le produit. L'enjeu est donc de distinguer et de joindre en même temps, dans une même opération : ainsi « vous allez joindre l'Un et le Multiple, vous allez les unir, mais l'Un ne se dissoudra pas dans le Multiple et le Multiple fera quand même partie de l'Un » (p. 104).

En conclusion, la complexité est un va-et-vient, un mouvement de navette entre les parties singulières d'un tout et le tout singulier des parties, « c'est l'union de la simplicité et de la complexité » (p. 135). Mais encore une fois, il s'agit d'une « tâche culturelle, historique, profonde et multiple » (p. 104) : c'est un défi épistémologique qui invite le scientifique à se méfier de son « attention sélective » (p. 95). Il ne s'agit pas d'une méfiance vis-à-vis de la rationalité, c'est-à-dire vis-à-vis de ce dialogue entre les structures logiques de notre esprit et le monde réel, mais d'une méfiance de la réduction du réel aux structures logiques de l'esprit. Le paradigme de la complexité est une invitation à ne se laisser fasciner ni par le système ou la totalité, ni par le chaos ou le particulier, mais à concevoir « la tragédie de la pensée condamnée à affronter des contradictions sans jamais pouvoir les liquider » (p. 128). Cette tension tragique est la condition d'un dépassement des contradictions, mais contrairement à l'aufhebung hégélienne, d'un dépassement sans suppression des contraires. Morin prône en effet un dépassement par changement de niveau, par arrivée à un « méta-niveau » (p. 129) qui comporte lui aussi sa propre tension tragique, mais qui ne supprime pas les antagonismes.

2 commentaires:

  1. Merci beaucoup pour cette aide précieuse.Pour de futures chercheurs en sciences sociales comme nous.Lire et savoir ce que nos prédécesseurs ont écrit nous aidera à innover dans la recherche.

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  2. Bonjour,
    Pourriez-vous me donner les références de l'image utilisée pour illustrer la notion de "tapisserie contemporaine" ?
    De quelle oeuvre est-elle issue ?

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