lundi 12 octobre 2009

Le philosophe ignorant de Voltaire

Voltaire toujours un brin provocateur, part en guerre contre les philosophes savants, ceux qui mettent en système le monde et qui s'en glorifient, croyant détenir la vérité. Derrière l'oxymore du titre Le philosophe ignorant, se cache le doute voltairien modeste et modéré, qui se distingue du doute cartésien hyperbolique et provisoire parce qu'il ne cherche pas à fonder la métaphysique, mais seulement à en démontrer les limites.

Publié en 1766, Le philosophe ignorant synthétise les doutes de Voltaire sur les philosophies de son époque, notamment celles qui sont reprises et ânonnés par les professeurs de philosophie dans les universités. Contre les idées innées de Descartes, il en appelle à l'empirisme de Locke, cet "homme modeste qui ne feint jamais de savoir ce qu'il ne sait pas" (p.77). De même que le corps acquiert ses forces progressivement, les idées s'affermissent à mesure que nous vieillissons. Vouloir aller au-delà pour en connaître les premiers principes, c'est manquer d'humilité.

« Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Que fais-tu ? » (p. 29) se demande Voltaire (alors âgé de 72 ans) au début de son livre : « un faible animal » (p. 30) répond-t-il un doute plus loin. La faiblesse consiste à naître sans force ni connaissance. Mais il n'y a pas lieu de désespérer : si la faiblesse est le fond de ce que nous sommes, encore nous est-il possible de connaître pourvue que l'on se mette toujours en quête de la vérité. Le sceptique voltairien est tout sauf un pessimiste découragé : « malgré ce désespoir, je ne laisse pas de désirer d'être instruit, et ma curiosité trompée est toujours insatiable » (p. 33).

Contre les illusions, Voltaire en appelle à l'expérience. Dans leurs déductions imaginaires, les philosophes se perdent parfois dans des considérations vaines qui sont d'un « prodigieux ridicule » (p. 34). Voltaire défend la séparation des considérations religieuses et des réflexions philosophiques au nom de ce point de départ de l'expérience. Pourtant à maintes reprises, il s'affirme déiste : « j'admets cette intelligence suprême, sans craindre que jamais on puisse me faire changer d'opinion », mais c'est à partir d'une considération liée à l'expérience : « rien n'ébranle en moi cet axiome, tout ouvrage démontre l'ouvrier » (p. 51). Il affirme même que cette intelligence doit être éternelle. Mais il n'ira pas plus loin, renonçant à dire si elle est infinie ou non : « cette intelligence est-elle infinie en puissance et en immensité, comme est incontestablement infinie en durée ? Je n'en puis rien savoir par moi-même » (p. 53).

Voltaire n'est pas un anti métaphysicien radical. S'il se moque de Pangloss dans Candide, celui qui enseigne la « métaphysico-théologo-cosmolonigologie » (p. 80), la nigologie - néologisme qui désigne la science des nigauds - c'est parce qu'il débite des discours abscons sur les fins dernières qui lui font perdre le sens commun. « Pangloss avouait qu'il avait toujours horriblement souffert ; mais ayant soutenu une fois que tout allait à merveille, il le soutenait toujours, et n'en croyait rien » (p. 257). Dans Candide, la philosophie leibnizienne et sa thèse optimiste du meilleur des mondes possibles est raillée à travers le personnage de Pangloss : il suffit de regarder autour de soi et de constater les malheurs du monde pour s'apercevoir de l'inconséquence d'une théorie aussi audacieuse que délirante. L'évidence empiriste parle d'elle-même, pourquoi vouloir nier ce que le bon sens nous amène à penser ?

Certes le bon sens seul ne suffit pas à la critique. La source du sens critique se dégage dans un doute suivi d'une analyse de l'expérience par la raison. Mais en spéculant sur le monde, les philosophes se perdent dans leurs idées et conçoivent des systèmes qui n'ont pas prise sur la réalité. « Depuis Thalès jusqu'aux professeurs de nos universités, et jusqu'aux plus chimériques raisonneurs, et jusqu'à leurs plagiaires, aucun philosophe n'a influé seulement les mœurs de la rue où il demeurait. Pourquoi ? Parce que les hommes se conduisent par la coutume et non par la métaphysique » (p. 69). Par conséquent, tout philosophe imbu de son savoir est menacé par le délire et la contingence de sa pensée. Pour se préserver de se risque, il doit garder à l'esprit que « ce qui ne peut être d'un usage universel, ce qui n'est pas à la portée du commun des hommes, ce qui n'est pas entendu par ceux qui ont le plus exercé leur faculté de penser, n'est pas nécessaire au genre humain » (p. 72). Voltaire fait ainsi d'une certaine forme d'ignorance, la meilleure assurance de la vérité.

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Voltaire (1766), Le philosophe ignorant, GF, Paris, 2009.
Voltaire (1759), Candide ou l'optimisme, in Romans et contes, GF, Paris, 1966.


vendredi 10 juillet 2009

Bachelard et l’obstacle épistémologique

L'obstacle épistémologique est une expression du philosophe Gaston Bachelard exposée dans La formation de l'esprit scientifique en 1938. Dans ce livre, l'ambition de Bachelard est de réaliser une psychanalyse de la connaissance, c'est-à-dire de montrer quels soubassements inconscients conduisent l'esprit du chercheur à mal interpréter des faits et à commettre des erreurs dans le domaine des sciences. Des obstacles, étymologiquement : ce qui est posé devant, viennent se placer entre le désir de connaître du scientifique et l'objet étudié. Durant sa formation, l'esprit scientifique a dû lutter contre lui-même pour s'arracher à ses illusions et parvenir ainsi à la connaissance. Le qualificatif "épistémologique" signifie que l'obstacle est lié à l'esprit scientifique lui-même, il est interne à l'acte de connaître (episteme vient du grec et signifie la connaissance).

Pour tout esprit scientifique en formation souhaitant éviter les obstacles épistémologiques, Bachelard préconise quatre impératifs :

- réaliser une catharsis intellectuelle et affective,

- réformer son esprit,

- refuser tout argument d'autorité et

- laisser sa raison inquiète.

La catharsis intellectuelle et affective consiste à se déprendre de ses préjugés et de ses opinions (l'opinion ne pense pas pour Bachelard).

La réforme de l'esprit ensuite, consiste à éduquer l'esprit non pas en le saturant de connaissances, mais en lui apprenant à se réformer sans cesse et à éviter de s'enliser dans des habitudes intellectuelles.

Le refus de l'argument d'autorité consiste à rejeter tout argument qui ne tient qu'au respect dû aux autorités intellectuelles, et non à une démonstration logique ou empirique.

Enfin, l'inquiétude de la raison consiste à ne pas trop laisser sa raison en repos, à exercer son esprit critique et sa liberté de jugement.

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Dans La formation de l'esprit scientifique, Bachelard relève une dizaine d'obstacles épistémologiques que nous allons énumérer et rapidement décrire ensuite : l'expérience première, la connaissance générale, l'obstacle verbal, la connaissance pragmatique, l'obstacle substantialiste, le réalisme, l'obstacle animiste, le mythe de la digestion, la libido et enfin la connaissance quantitative.

L'obstacle de l'expérience première consiste à s'attacher aux aspects impressionnants d'un phénomène, ce qui évite d'en saisir les aspects importants du point de vue de la connaissance. L'une des conséquences de cet obstacle est encore perceptible en classe lorsque pour motiver les élèves, le professeur commence par réaliser l'expérience de l'explosion avant d'en faire l'exposé théorique. Les élèves se perdent dans leur imagination et s'intéresse davantage au fantasme lié à l'explosion plutôt qu'à son explication scientifique.

La connaissance générale consiste à généraliser trop vite, ce qui fait perdre de vue les caractéristiques essentielles d'un phénomène. Enoncer que tous les corps tombent dans le vide à la même vitesse ne permet pas de comprendre le phénomène d'accélération dû à l'attraction terrestre. L'énoncé laisse seulement penser que les corps ont une vitesse similaire.

L'obstacle verbal se produit lorsqu'on croit expliquer un phénomène en le nommant. Par exemple, Réaumur se servait de l'éponge pour expliquer comment les nuages faisaient tomber la pluie. Un mot et une image tiennent alors lieu d'explication. On peut cependant souligner ici que l'image selon Bachelard peut servir à la compréhension, mais à condition toutefois qu'elle soit précédée de l'explication théorique.

La connaissance pragmatique consiste à expliquer un phénomène à partir de son utilité, ce qui revient à faire comme si toute chose avait une utilité précise par rapport à nous. Il est par exemple courant à l'époque d'expliquer les raies du potiron par le fait qu'il devait ainsi être partagé en famille.

L'obstacle substantialiste consiste en la recherche d'une substance, c'est-à-dire d'un support matériel, pour rendre raison d'un phénomène. On croyait par exemple au XVIIIe siècle que l'aimant était doté d'une colle : le flegme, qui devait expliquer l'action à distance de l'aimant.

Le réalisme chez Bachelard est un trouble lié à la possession. Certains alchimistes pensaient par exemple que l'or avait des vertus thérapeutiques.

L'obstacle animiste attribue à des objets inertes des propriétés des organismes vivants. Par exemple : au XVIIIe siècle, la rouille est considérée comme une maladie du fer.

Le mythe de la digestion conduit à penser que les phénomènes procèdent de la même manière que le corps humain, par ingestion, digestion et sécrétion.

La libido attribue des caractères sexuels à des phénomènes qui ne relèvent pas de la reproduction. Il s'agit d'une projection de fantasmes sexuels sur les phénomènes de la nature. Par exemple la sexualisation de la base et de l'acide du fait que la base soit un nom féminin et l'acide masculin. En conséquence le rôle passif est attribué à la base et le rôle actif à l'acide.

La connaissance quantitative porte également en elle un obstacle. Il ne s'agit pas de réfuter ce type de connaissance, la science moderne est née avec la mathématisation du réel permise par les instruments de mesure, mais de souligner un obstacle possible : celui de croire que la précision de la mesure donne la possession de l'objet.

mercredi 8 juillet 2009

Heidegger ou la destruction de la métaphysique

Le § 6 de Etre et temps s'intitule « La tâche d'une destruction de l'histoire de l'ontologie ». Il s'agit pour Martin Heidegger de présenter ce que doit impliquer une destruction (Destruktion) de l'histoire du discours sur l'être (c'est-à-dire de l'ontologie). En effet, dans la pensée grecque qui inaugure la naissance de la philosophie occidentale, la question de l'être des choses est la question fondamentale qui conditionne toute élaboration philosophique. Platon et Aristote cherchent à savoir « ce que sont les choses », c'est-à-dire à déterminer ce qu'est la vérité du monde et de nous-mêmes. Savoir ce que l'on est ainsi que se connaître soi-même font partie intégrante de ce questionnement sur l'être.

Cependant, Heidegger remarque que cette question a été trop souvent oubliée dans l'histoire de la philosophie. Les grandes philosophies modernes se déploient en effet sur un fond de concepts (Dieu, l'âme, le monde) où la question de l'être ne fait plus problème. La philosophie devient un simple discours sur l'étant des choses, c'est-à-dire un discours où l'être va de soi et ne suscite plus l'étonnement. Pour cette raison, il dénonce la philosophie moderne comme une onto-théologie, un discours qui ne se pose plus la question de l'être, mais qui se referme dans une conception théologique de l'être, où l'être est posé de façon dogmatique comme objet.

La destruction est une tâche que doit se donner la pensée pour se défaire de la tradition des concepts de la philosophie et ainsi revenir aux expériences originaires qui ont présidé à leur constitution, et notamment ceux de la philosophie grecque. Il s'agit donc de revenir à l'une des plus fondamentales questions de la philosophie : « qu'est ce que l'être ? ».

La destruction entraîne une répétition de la question de l'être dans l'objectif d'approfondir l'être à partir du temps. Heidegger avance que toute philosophie de l'être est solidaire d'une histoire et d'une temporalité. Dans la philosophie moderne, on a cru possible de dire l'être indépendamment du moment historique dans lequel se déployaient les concepts. L'être était pensé sans le temps. Or Heidegger montre qu'il y a une histoire de la philosophie, et une détermination des concepts qui est non seulement propre à une époque mais aussi à une existence humaine, celle du philosophe. On ne peut donc plus faire comme si le philosophe révélait la vérité telle qu'elle est indépendamment du temps propre à l'existence humaine.

Ainsi de la même façon que Deleuze a montré qu'il y avait une géographie de la philosophie, on peut dire qu'Heidegger a montré qu'il existait une histoire de la philosophie. Ce constat incite à prendre en compte l'idée que nous informons l'être en fonction du temps et du lieu où l'on se trouve. D'où l'importance de continuer à se reposer la question de l'être à chaque époque.

Heidegger propose de repartir de ce constat pour élaborer une philosophie qui puisse prendre en compte cette dimension historique. Il nous invite ainsi à détruire la métaphysique telle qu'elle s'est bâtie, c'est-à-dire sur une conception de l'être qui nie la dimension temporelle de l'existence.

Cette destruction n'est cependant pas entièrement négative. La destruction heideggérienne ne laisse pas place à un champ de ruines. Heidegger détruit la philosophie pour répéter une question qui doit ouvrir à une nouvelle philosophie prenant en compte l'existence historique de l'homme et son rapport problématique à l'être. C'est en ce sens que Derrida a proposé comme traduction du terme allemand Destruktion la "déconstruction". La déconstruction est ce qui détruit et reconstruit dans un même mouvement de pensée la pensée.

Cette réflexion a stimulé toute une réflexion philosophique qui se donne pour tâche de lire les textes en ré-insérant des concepts dans leur trajectoire historique.

samedi 4 juillet 2009

Savoir et pouvoir chez Michel Foucault

La méthode de Foucault se caractérise de manière globale comme un déplacement par rapport à la méthode kantienne traditionnelle qui s'interroge d'abord sur la légitimité des modalités historiques du connaître, puis sur les rapports de pouvoir (ce qui correspond à établir dans un premier temps la phase critique, puis ensuite à s'interroger sur la dimension politique). Foucault propose d'envisager une procédure différente. A la place de prendre comme entrée le problème de la connaissance, il prend celui du pouvoir. Sa méthode consiste ainsi non pas à établir quelles sont les conditions de constitution et de légitimité de toute connaissance possible, mais à déterminer les connexions qui existent entre les mécanismes de coercition et l'élément de connaissance. Foucault cherche ainsi à déterminer, d'une part, ce qui fait que tel élément de savoir puisse prendre des effets de pouvoir une fois qu'il se trouve intégré au sein d'un système qui le qualifie comme vrai, probable, incertain ou faux ; et d'autre part, ce qui fait que tel procédé de pouvoir acquiert les justifications propres à un élément rationnel, calculé et techniquement efficace.

Le plus important dans la méthode foucaldienne est de ne pas commencer par opérer le partage de légitimité, de ne pas assigner le point de l'erreur et de l'illusion que l'on trouve dans la conception kantienne de la critique. A la place, Foucault propose d'utiliser deux mots : savoir et pouvoir. Le savoir concerne toutes les méthodes et les contenus qui sont considérés comme acceptable à un moment donné et dans un domaine défini. Le pouvoir recouvre les mécanismes particuliers qui sont reconnus comme permettant d'induire des comportements ou des discours. Ces deux termes n'ont pas pour fonction de désigner des entités ou des transcendantaux, mais d'opérer une neutralisation quant aux effets de légitimité et une mise en lumière de ce qui les rend, à une certaine époque, acceptables et acceptés.

Le rôle de ces deux termes est donc essentiellement méthodologique : ce ne sont pas des principes généraux de réalité, mais des moyens de sélectionner quel type d'élément est pertinent pour l'analyse. Le principal avantage de cette méthode est d'éviter de faire jouer d'entrée la perspective de légitimation comme le font les termes de connaissance ou de domination. Elle permet également à tout moment de l'analyse, de donner un contenu déterminé et précis : tel élément de savoir, tel élément de pouvoir.

Mais Foucault précise qu'il ne faut pas considérer le savoir et le pouvoir comme des réalités opératoires en elles-mêmes. C'est-à-dire que le passage par le savoir et le pouvoir sont des termes qui constituent une grille d'analyse de la réalité, mais en aucun cas la réalité elle-même. Selon la définition qu'il retient de ces termes, il n'est pas possible de les séparer : il n'y a pas d'un côté du savoir et de l'autre du pouvoir. Un élément de savoir pour être considéré comme tel, doit être conforme à un ensemble de règles et de contraintes caractéristiques (par exemple, tel type de discours à une époque donnée). Il doit également être doté d'effets de coercition ou d'incitation propres à ce qui est catégorisé comme scientifique, seulement rationnel ou de l'ordre de l'opinion. De même, un mécanisme de pouvoir, pour fonctionner, doit se déployer selon des procédures, des instruments, des moyens et des objectifs qui peuvent être validés dans des systèmes plus ou moins cohérents de savoir.

Le pouvoir et le savoir ne sont pas deux entités qui se répriment ou s'abusent l'une l'autre, mais « un nexus » permettant de saisir ce qui constitue l'acceptabilité d'un système, par exemple le système de la maladie mentale, de la pénalité, de la délinquance ou de la sexualité.

Une « analyse du nexus savoir-pouvoir » permet de ressaisir un ensemble dans sa positivité, c'est-à-dire d'accéder à la compréhension du passage de son observabilité empirique à son acceptabilité historique, à l'époque où il devient observable. Cette analyse permet de ressaisir cet ensemble à partir du fait même qu'il est accepté. Ce type de procédure doit parcourir le cycle de la positivité en allant du fait de l'acceptation au système de l'acceptabilité analysé à partir du jeu savoir-pouvoir. Il s'écarte donc du point de vue fondamental de la loi, et c'est cela que Foucault veut surtout éviter en passant à l'extérieur du souci de légitimation propre à la critique kantienne.

lundi 29 juin 2009

Edgar Morin et le paradigme de la complexité

Edgar Morin, né en 1921, est un philosophe français qui analyse la pensée scientifique pour en donner une interprétation capable à la fois de respecter la spécificité de chaque champ du savoir, tout en cherchant à préserver le lien entre toutes les disciplines allant de la philosophie à la physique, en passant par la sociologie, la biologie ou la psychologie. Son idée de complexité correspond à ce projet d'interprétation des différents savoirs en vue de préserver l'autonomie de chaque discipline tout en mettant en lumière leur interdépendance essentielle.

Pour définir la notion de complexité, il faut prendre en compte la dimension contradictoire des phénomènes qui sont étudiés par les sciences. Pour le dire vite, la pensée complexe est la pensée qui va accepter la complexité, c'est-à-dire la contradiction. La complexité n'est pas un refus de la simplicité, mais une ouverture sur l'inconcevable. En ce sens, la complexité de Morin est le « principe de la pensée qui considère le monde et non pas (…) le principe révélateur de l'essence du monde », (Introduction à la pensée complexe, p. 138).

La complexité est tout à la fois un défi, une simplification relative et une relation. Elle est tout d'abord un défi, parce qu'elle n'a pas pour objectif de donner une définition du réel, mais de trouver le bon angle pour l'étudier, c'est-à-dire en intégrant la complication, l'incertitude et la contradiction. Elle est ensuite une simplification relative, car elle ne consiste pas à simplifier le réel pour en livrer les composants ultimes, mais à prendre conscience que la réduction n'amène pas à la vérité. La réduction est un outil pour accéder au réel et non le réel lui-même. La complexité est « l'union de la simplicité et la complexité » (p. 135). Enfin, la complexité est la liaison entre le simple et le complexe : entre le monde réel et le monde des apparences, il y a des liens qui composent la complexité et qu'il s'agit aussi de prendre en compte.

Pour comprendre ce dernier aspect, on peut rappeler l'étymologie latine du mot complexe. « Qu'est-ce que la complexité ? Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l'un et du multiple » (p. 21). L'image qui sied le mieux à la complexité est celle du tissu. Edgar Morin prend l'exemple de « la tapisserie contemporaine » (p. 113) qui comporte des fils de différentes matières et de différentes couleurs. Connaître cette tapisserie ne se résume à connaître la somme des lois et des principes qui concernent chaque type de fil. Non seulement cette somme est insuffisante pour comprendre la réalité nouvelle de cette composition en tant que tissu, mais en plus elle ne donne aucune connaissance de sa forme ou de sa configuration. On touche là au problème bien connu des philosophes de l'un et du multiple : la tapisserie est une, elle a une qualité particulière, les fils sont multiples et ont des qualités qui leur sont propres. Comment donc connaître la tapisserie dans sa complexité ? Selon Morin, saisir la complexité d'un phénomène se fait en trois étapes paradoxales : la tapisserie est plus que la somme des fils qui la constituent (elle a de nouvelles propriétés), mais la tapisserie est aussi moins que la somme des fils qui la constituent (du mélange des fils, elle perd certaines de leur qualité), donc la tapisserie est à la fois plus et moins que la somme des fils qui la constituent (l'étape ultime de la complexité consiste à prendre conscience qu'il existe une contradiction interne à la tapisserie).

Cet exemple de la tapisserie contemporaine montre que la complexité, sous un second abord apparaît comme le lieu de l'incertain, de l'indécidable, du fouillis. « Au second abord, la complexité est effectivement le tissu d'événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal. Mais alors la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l'inextricable, du désordre, de l'ambiguïté, de l'incertitude... » (p. 21). Comprise sous cette forme, la complexité peut entraîner un aveuglement de l'intelligence : la découpe strite du réel en domaines étanches, en disciplines imperméables, aboutit à un « obcurantisme accru » (p. 20) qui produit des spécialistes ignares et des doctrines obtuses prétendant monopoliser la scientificité (Morin donne comme exemple le marxisme althusserien ou l'éconocratisme libéral).

Il existe deux manières logiques de réagir face à la complexité, deux paradigmes : le paradigme de complexité et le paradigme de simplicité. Pour Morin, « un paradigme est un type de relation logique (inclusion, conjonction, disjonction, exclusion) entre un certain nombre de notions ou catégories maîtresses » (p. 147). Un paradigme privilégie certaines relations logiques au détriment d'autres : ainsi il contrôle la logique d'un discours.

Morin montre qu'il existe un paradigme de simplicité qui « met de l'ordre » et « chasse le désordre » (p. 79). Il consiste à mettre l'accent tantôt sur l'un, tantôt sur le multiple, il sépare ou unit, mais ne se donne pas les moyens de penser ensemble le séparé en tant que séparé. La peur du désordre conduit à la rationalisation, c'est-à-dire « à vouloir enfermer la réalité dans un système cohérent » et à mettre de côté « tout ce qui dans la réalité, contredit ce système » (p. 94). Clarifier, distinguer, hiérarchiser, c'est sélectionner les éléments d'ordre et de certitude, c'est « remettre de l'ordre dans les phénomènes en refoulant le désordre » (p. 21), c'est écarter l'incertain.

« De telles opérations, nécessaires à l'intelligibilité, risquent de rendre aveugle si elles éliminent les autres caractères du complexus » (p. 21) ajoute Morin. C'est pourquoi, il propose de prendre comme paradigme, celui de la complexité. Alors que les principes logiques du paradigme de la simplicité sont la disjonction et la réduction, il propose de les substituer aux principes de distinction, de conjonction et d'implication. Il s'agit non plus seulement de disjoindre la cause de l'effet, mais de montrer comment l'effet revient sur la cause et par rétroaction, produit ce qui le produit. L'enjeu est donc de distinguer et de joindre en même temps, dans une même opération : ainsi « vous allez joindre l'Un et le Multiple, vous allez les unir, mais l'Un ne se dissoudra pas dans le Multiple et le Multiple fera quand même partie de l'Un » (p. 104).

En conclusion, la complexité est un va-et-vient, un mouvement de navette entre les parties singulières d'un tout et le tout singulier des parties, « c'est l'union de la simplicité et de la complexité » (p. 135). Mais encore une fois, il s'agit d'une « tâche culturelle, historique, profonde et multiple » (p. 104) : c'est un défi épistémologique qui invite le scientifique à se méfier de son « attention sélective » (p. 95). Il ne s'agit pas d'une méfiance vis-à-vis de la rationalité, c'est-à-dire vis-à-vis de ce dialogue entre les structures logiques de notre esprit et le monde réel, mais d'une méfiance de la réduction du réel aux structures logiques de l'esprit. Le paradigme de la complexité est une invitation à ne se laisser fasciner ni par le système ou la totalité, ni par le chaos ou le particulier, mais à concevoir « la tragédie de la pensée condamnée à affronter des contradictions sans jamais pouvoir les liquider » (p. 128). Cette tension tragique est la condition d'un dépassement des contradictions, mais contrairement à l'aufhebung hégélienne, d'un dépassement sans suppression des contraires. Morin prône en effet un dépassement par changement de niveau, par arrivée à un « méta-niveau » (p. 129) qui comporte lui aussi sa propre tension tragique, mais qui ne supprime pas les antagonismes.

mercredi 24 juin 2009

Arendt et la crise de l’autorité

Selon Hannah Arendt (1906-1975), l'autorité est une forme d'obéissance qui ne requiert ni la persuasion, ni la contrainte. Si la persuasion présuppose une égalité mutuelle et se fait au moyen d'une argumentation, l'obéissance liée à la notion d'autorité opère selon un ordre hiérarchique, donc une inégalité et sans argumentation. En outre, l'utilisation de la contrainte au moyen de la force s'oppose à l'autorité, puisque dans une situation d'autorité, la légitimité et la justesse de la hiérarchie est reconnu par tout un chacun.

Dans son texte de 1958 intitulé « Qu'est-ce que l'autorité » (publié en français dans La crise de la culture), Arendt commence par faire le constat que « l'autorité a disparu du monde moderne » (p. 121). Selon elle, le développement du monde moderne est inséparable d'une crise de l'autorité toujours plus large et plus profonde. L'origine de cette crise est politique : elle réside dans la montée des totalitarismes traversée par le XXe siècle et qui a remis en cause toute forme d'autorité traditionnelle. Son extension est à présent si profonde qu'elle a atteint jusqu'à l'éducation, phase pourtant où l'autorité semble la plus évidente, puisqu'il s'agit d'habituer un nouveau venu à un monde qui lui est encore inconnu.

Le cœur de la thèse d'Arendt est que cette crise de l'autorité est liée à la disparition d'une forme d'autorité bien spécifique, celle qui est liée au passé. Le danger est de confondre la disparition des traditions, résultat du développement de la modernité, et l'oubli du passé, c'est-à-dire l'oubli de ce qui permet à l'homme d'avoir une certaine profondeur : sa capacité à construire et à préserver un monde qui soit vivable pour les générations futures.

L'autorité est une notion complexe qui est souvent amalgamée avec le totalitarisme. Ce moyen de justifier ou de disqualifier le recours à la violence (respect de l'autorité ou autoritarisme) conduit à une confusion dont le danger est de croire que finalement violence et autorité vont de paires. Or l'autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté et sans être contraint par la force.

Dans un texte plus tardif intitulé « Qu'est-ce que l'éducation » (publié également dans La crise de la culture), Arendt revient sur le problème de l'autorité dans l'éducation. Dans une salle de classe, l'autorité d'un professeur repose sur sa compétence, mais pas seulement, elle repose aussi à sa capacité à pouvoir répondre du monde dans lequel il introduit les nouveaux venus que sont les enfants. Il est un représentant des adultes qui montre aux enfants le monde. Si l'autorité est en crise dans le monde éducatif, c'est « que les adultes refusent d'assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placés les enfants » (p. 244).

Historiquement, cette conception conservatrice de l'éducation est ce qui a servi de modèle pour penser la politique. L'idée de Arendt est de parvenir à sauvegarder le conservatisme de l'éducation (l'éducation a pour tâche d'entourer et de protéger, de conserver), tout en remettant en cause le bienfondé de l'analogie du rapport maître et élève avec celui du gouvernant et gouverné. Tout le problème de l'éducation est de protéger la nouveauté de l'enfant.

Le problème de la politique est différent, mais lié à la crise de l'autorité dans l'éducation. Le problème du politique est de répondre du monde. Or la crise de l'autorité dans le domaine politique signifie que la responsabilité de la marche du monde n'est plus assurée, et que par conséquent l'ordre n'est plus reconnu comme légitime. Pour résoudre ce problème, la solution préconisée par Arendt est de retrouver le sens historique du terme autorité, c'est-à-dire l'autorité en tant qu'elle est séparée du pouvoir politique. Le mot d'autorité vient du verbe latin augere qui signifie augmenter. L'autorité au contraire du pouvoir plonge ses racines dans le passé. Ce qu'elle augmente constamment, « c'est la fondation » (p. 160).

samedi 13 juin 2009

Le "Dieu ou la nature" de Spinoza

L'expression latine "deus sive natura" (Dieu ou la nature) est une conception matérialiste de Dieu que l'on doit au philosophe Baruch Spinoza (1632-1677). Dans la religion chrétienne, Dieu est considéré comme au-delà de la nature, il transcende le monde. Pour Spinoza, auquel on attribut d'ailleurs un athéisme patenté, Dieu n'est pas extérieur au monde, mais il est immanent à la nature, il est la nature elle-même.

Cette position théorique audacieuse découle en fait de sa réflexion philospohique. S'il suit la méthodologie cartésienne du raisonnement (il faut partir des notions les plus simples et les plus générales, pour ensuite en déduire d'autres notions plus complexes), il ne retient pas entièrement la conception de la substance de Descartes. Selon Descartes, il est possible de distinguer deux sens du terme substance. Au sens strict, la substance est ce qui existe par soi (Dieu). Au sens large cependant, les substances sont les choses que Dieu a créées et auxquels il apporte son concours afin qu'elles continuent à subsister (c'est la théorie de la création continuée). Il en existe deux modalités différentes : la substance pensante (la pensée) et la substance corporelle (l a matière). Descartes retient donc trois sortes de substance : Dieu (qui exsite par soi), la subtance pensante, immatérielle et spirituelle et la la substance étendue matérielle et corporelle (deux substances qui ne peuvent exister sans Dieu). Spinoza quant à lui ne retient que la définition de la substance au sens strict : la sustance est ce qui ne peut être produite par autre chose qu'elle-même, elle est cause de soi (causa sui).

Dans L'éthique, Spinoza part du plus simple et du plus général dans l'ordre de la connaissance : ce qui est cause de soi. Mais au lieu d'étendre la substance selon deux qualités essentielles (la pensée et la matière), il en fait une substance unique dotée d'une infinité d'attributs. Le fait que Descartes soutienne la possibilité de deux substances soutenues et conservées par Dieu lui apparaît comme une absurdité. Si l'on part du principe que Dieu est infini (ce que suppose Descartes), il est une substance qui comporte tous les attributs et ne peut pas se décliner en plusieurs substances sans que les attributs de Dieu ne finissent par contredire les attributs de la pensée ou de la matière. En d'autres termes, pour Spinoza, Descartes n'est pas assez rigoureux dans son raisonnement, il devrait tirer toutes les conséquences de ses postulats.

On peut cependant faire une objection à Spinoza : puisque le Dieu de Descartes est transendant, il peut très bien se décliner en deux substances, l'une pensante, l'autre matérielle, sans que les attributs de celles-ci viennent nier les attributs de Dieu. Spinoza montre cependant que le problème vient de l'attribut d'existence. Rappelons qu'un attribut en métaphysique désigne la propriété ou les propriétés essentielles d'une substance. Si Dieu est infini, il comporte tous les attributs, on ne peut donc pas lui enlever l'existence. En revanche, on ne peut pas accorder le même attribut d'existence aux substances que sont la pensée et la matière, puisqu'elles n'existent que grâce à Dieu. Or soit Dieu n'a pas cet attribut d'existence dérivée, et alors il n'est pas infini, soit l'existence dérivée n'existe pas, et alors la pensée et la matière n'existent pas. Spinoza retient la deuxième solution. Par conséquent, il faut admettre l'existence d'une seule substance.

S'il n'existe qu'une seule subtance, rien ne peut-être hors du monde. C'est ce qu'affirme Spinoza dans L'éthique : "tout ce qui est, est en Dieu et rien ne peut-être conçu sans Dieu". Pour Spinoza, il n'existe qu'une seule réalité fondamentale, qui est la nature. Il arrive à cette idée en montrant l'impossibilité d'un Dieu transcendant si l'on veut le concevoir en même temps comme sa propre cause et doté d'une infinité d'attributs. Contrairement à Descartes qui adoptait un point de vue dualiste de la substance, Spinoza est un moniste qui voit la substance comme l'unique support de tous les attributs possibles.



dimanche 7 juin 2009

Le cogito de Descartes

Le cogito de Descartes est une expression célèbre souvent mal comprise. Cogito est un terme latin qui signifie "je pense". Le philosophe René Descartes (1596-1650) en fait le principe de ses méditations métaphysiques, c'est-à-dire la source de toutes ses réflexions philosophiques. Cogito est en fait un raccourci pour "cogito ergo sum" ("je pense, donc je suis") que Descartes prononce dans Le Discours de la méthode (1637) puis dans Les principes de philosophie (proposition 7 et 10). Le cogito est en fait la première idée claire et distincte à partir de laquelle l'on peut élaborer une réflexion. Il garantit l'établissement d'un jugement indubitable du moment que l'on avance méticuleusement dans son raisonnement. Cette idée est claire, c'est-à-dire qu'elle est "présente et manifeste à un esprit attentif" (Principe de philosophie, I), mais aussi distincte, c'est-à-dire "précise et différente de toutes les autres (...) qui ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut" (ibid.).

Il existe cependant une autre formulation possible du cogito, qui au sens strict ne correspond pas à ce cogito compris comme affirmation de la pensée, mais qui en est une extension : "je suis, j'existe" (Méditation métaphysique). Dans la deuxième Méditation en effet, Descartes écrit : "cette proposition : "je suis, j'existe", est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit". En d'autres termes, du fait que je pense, je peux en déduire que je suis, et du fait que je suis, je sais du même coup que j'existe.

Avant de voir la distinction entre ces deux réflexions, "je suis, j'existe" et "je pense, donc je suis", voyons d'abord comment Descartes met au jour son fameux .Dans le Discours de la méthode, l'enjeu pour Descartes est surtout de présenter sa méthode et de lutter contre le scepticisme : "remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais" (IVe partie). Si l'on ouvre Les Principes, on lit : "je pense, donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre". On voit donc que le cogito est le principe sur lequel peut être fondé un enchaînement de raison, donc une manière de s'assurer un point de départ vérace.

Dans les Méditations Métaphysiques, Descartes se lance à la recherche des vérités premières et il décide pour commencer, de faire table rase de ses certitudes. Il endosse alors le rôle du sceptique et doute de tout même jusqu'à la véracité des vérités mathématiques. Il élabore également l'hypothèse d'un malin génie qui le ferait se tromper toujours. Mais à ce doute poussé à un point extrême, hyperbolique, il s'aperçoit que quelque chose résiste : il ne peut pas douter qu'il pense pendant qu'il pense. Ainsi la réalité de sa propre pensée s'impose à lui comme une évidence absolue. En effet, quoi que je pense, je ne peux pas douter que je pense au même moment, et donc que je suis. Descartes pose donc comme certain que j'existe en tant que chose qui pense. Il y là une sorte d'instantanéité entre le je suis et le j'existe.

"Je pense, donc je suis" est tout simplement l'affirmation que je suis un sujet doué de conscience. Le sujet conscient de soi est ainsi posé comme ce que la pensée ne saurait éliminer sans se nier elle-même. Il faut bien comprendre que c'est en partant du sujet et de la conscience que Descartes fonde sa philosophie. Certains lecteurs contemporains de Descartes n'ont pas tout de suite compris ce que signifiait le cogito. Le philosophe Pierre Gassendi (1592-1655) par exemple lui oppose le fait qu'on peut inférer le cogito de n'importe quelle action comme « Je mange donc je suis » ou bien « Je me promène donc je suis ». Descartes lui répond (cf. « Lettre servant de réponse aux Cinquièmes objections ») que tous les actes que nous connaissons par nos sens ont été auparavant révoqués par le doute. La raison en est qu'ils peuvent très bien être illusoires (on peut rêver que l'on est en train de manger ou de se promener alors que l'on reste immobile dans un lit). La véritable formule n'est donc pas : « Je me promène, donc je suis », mais bien « Je pense que je me promène, donc je suis ». C'est la présence de ma pensée à elle-même qui est la seule certitude résistant à l'épreuve du doute, car même l'existence de mon propre corps est remise en question.

Par conséquent, l'absence d'inférence entre le je suis et j'existe, montre que le cogito, le raisonnement "je pense, donc je suis" est une idée claire qui me permet de constater (et non pas de déduire) que je suis. L'existence ne peut pas être déduite, mais elle est une émanation du cogito : me disant, "je pense, donc je suis", j'affirme du même coup mon existence en tant que conscience : "je suis, j'existe". La présence de ma pensée à elle-même, la conscience, est donc pour Descartes une certitude, une idée claire et distincte, à partir du moment où je pose l'acte fondateur du cogito : "je pense, donc je suis".

jeudi 28 mai 2009

La communauté des ébranlés de Jan Patočka

Dans La Crise du sens, le philosophe tchèque Jan Patočka (1907-1977), évoque la « communauté des ébranlés » comme cette communauté qui partage, non pas un même sens assuré de la vie et du monde, mais un même sentiment d'ébranlement du sens toujours à construire et à renouveler.

La communauté des ébranlés est la communauté des gens qui vivent dans le souci de la réalité et de la vie en la société. Elle est inséparable d'une modalité de l'existence tournée vers autrui, ce que l'on nomme en philosophie l'être-avec. En d'autres termes, il s'agit d'une manière de se penser comme existant dans un monde commun dont le sens n'est pas évident, et de faire de cette non-évidence, le socle d'une société nouvelle, ouverte à l'universel à partir d'un ébranlement de la différence.

Sous un autre angle, la communauté des ébranlés est une manière de s'affronter à la réalité sans nier son caractère profondément subjectif et incertain. Il ne s'agit pas d'une communauté religieuse, ni d'une communauté refermée sur elle-même, sur ses propres particularités, sur le mode communautariste. La communauté des ébranlés est une communauté qui repose sur un sentiment philosophique de l'ébranlement.

L'ébranlement en philosophie est une expérience vécue par Platon au contact de son maître Socrate. Socrate en effet, ébranle les fausses certitudes en tournant la réflexion de son interlocuteur vers la recherche de la vérité. La protreptique est le nom de ce mouvement par lequel un homme qui croit savoir, finit par comprendre qu'il ne fait qu'opiner, et donc comprend qu'il doit redoubler d'effort pour parvenir à la vérité. Dans l'ébranlement, Socrate laisse entrevoir la vérité, c'est-à-dire l'être, non pas comme quelque chose que l'on peut posséder, mais comme un comportement qui est celui de sa recherche.

Si l'on transfert maintenant cette idée d'ébranlement à la politique et à la société, une communauté des ébranlés est une communauté habitée par un sentiment que le vrai en politique ne réside pas dans des valeurs ou des savoirs, mais dans l'expérience de l'être-avec, dans sa recherche renouvelée. De même que la philosophie est l'amour des savoirs et non pas savoir, la politique selon Patočka est un amour des communautés dont le sens s'est ébranlé et est donc à reconstruire.

Cet ébranlement est un dépassement. Il est ce qui dans la communauté communautaire renvoie à ses limites, à ce qu'elle n'explique pas ou ce qu'elle comprend mal. La communauté des ébranlés est la communauté permettant le dialogue entre toutes les communautés en ce que celles-ci peuvent y voir leur propre limite et prendre conscience de leur finitude. Elle est un amour de l'être-avec, une communauté davantage soucieuse de la souffrance humaine plutôt que de l'abstraction ou des particularismes.

dimanche 24 mai 2009

Quelle éthique pour la politique ? Petit détour par Max Weber

L'éthique en politique peut avoir un rôle extrêmement fâcheux. Comme l'énonce Max Weber dans Le Savant et le Politique, une éthique en politique doit tenir compte du fait que toute politique recourt à l'usage de la « violence légitime ». Le moyen spécifique de la politique reste la force. Il est donc important de considérer la « responsabilité devant l'avenir », tout le reste dénote une absence de dignité et se paiera un jour ou l'autre. La question ici est bien le moyen, car sur les fins, tous les adversaires revendiquent avec la même sincérité subjective, la noblesse de leurs intentions ultimes.

Selon Max Weber, toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées : l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité.

  • L'éthique de conviction empêche toute discussion et attribue les conséquences fâcheuses d'un acte au monde ou à la sottise des hommes, et non à la responsabilité de l'agent. Son partisan ne peut supporter l'irrationalité éthique du monde. Il est un « rationaliste » cosmo-éthique, il croit en l'universalité de ses principes moraux. C'est par exemple le chrétien qui fait son devoir, mais qui, en ce qui concerne les conséquences, s'en remet à Dieu.
  • L'éthique de responsabilité quant à elle désigne celui qui va compter avec les défaillances communes de l'homme et qui va estimer ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu'il aura pu les prévoir. Par exemple, nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes.

Aucune éthique au monde ne peut négliger que pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d'une part des moyens moralement malhonnêtes, et d'autre part l'éventualité de conséquences fâcheuses. Le problème de l'irrationalité du monde a été la force motrice du développement de toutes les religions. Le bien n'engendre pas toujours le bien : l'on constate bien plutôt le phénomène inverse. A toute révolution enthousiaste succède la routine quotidienne, la foi inévitablement retombe car elle est récupérée par les techniciens de la politique et justifie leur domination. C'est pourquoi les partisans victorieux d'un chef combattant pour ses convictions dégénèrent en une masse de vulgaires salariés.

En conclusion, selon Max Weber, celui qui veut faire de la politique sa vocation doit prendre conscience des paradoxes éthiques et de sa responsabilité à l'égard de ce qu'il peut lui-même devenir sous leur pression. Il ne doit pas s'effondrer si le monde, jugé de son point de vue, est trop stupide pour mériter ce qu'il prétend lui offrir. Celui qui veut le salut de son âme ou sauver celles des autres doit éviter les chemins de la politique qui « par vocation », cherche à accomplir d'autres tâches très différentes et dont on ne peut venir à bout que par la violence. Si l'on cherche à atteindre ces objectifs au cours d'un combat idéologique guidé par une éthique de conviction, il peut en résulter de grands dommage parce qu'il y manque la responsabilité des conséquences. Ce n'est pas l'âme qui importe mais la souveraine compétence du regard qui sait voir les réalités de la vie sans fard ; et ensuite, la force d'âme qui est capable de les supporter et de se sauver avec elles. On ne peut prescrire à personne d'agir selon l'éthique de conviction ou de responsabilité, pas plus qu'on ne peut lui indiquer à quel moment il faut suivre l'une ou l'autre. L'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité ne sont donc pas contradictoires, elles se complètent l'une l'autre et constituent ensembles un homme qui peut prétendre à la vocation politique : « la politique consiste en un effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois durs » écrit Max Weber. On aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s'était pas toujours et sans cesse attaqué à l'impossible.

vendredi 1 mai 2009

Sartre et le garçon de café

Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse.

Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d’investigation. L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser l’inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu’il se contienne dans sa fonction d’épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n’est plus fait pour voir, puisque c’est le règlement et non l’intérêt du moment qui détermine le point qu’il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).

Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition. Mais c’est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n’est point qu’il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu’elle « signifie » : l’obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l’ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits qu’elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s’agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et c’est précisément ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point. Ce n’est pas que je ne veuille pas l’être ni qu’il soit un autre. Mais plutôt il n’y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation.

Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j’en suis séparé, comme l’objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m’isole de lui, je ne puis l’être, je ne puis que jouer à l’être, c’est-à-dire m’imaginer que je le suis. Et, par là même, je l’affecte de néant. J’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l’être que sur le mode neutralisé, comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes pris comme « analogon » . Ce que je tente de réaliser, c’est un être-en-soi du garçon de café, comme s’il n’était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d’état, comme s’il n’était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer. Comme si, du fait même que je soutiens ce rôle à l’existence, je ne le transcendais par de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de ma condition.

Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café – sinon ne pourrais-je m’appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l'être-en-soi. Je suis sur le mode d’être ce que je ne suis pas. Il ne s’agit pas seulement des conditions sociales, d’ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu’il ne peut être parlant : l’élève attentif qui veut être attentif, l’œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s’épuise à ce point à jouer l’attentif qu’il finit par ne plus rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de moi-même cette « divine absence » dont parle Valéry. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n’y suis pas, au sens où l’on dit « cette boîte d’allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un «être-au-milieu-du-monde ». Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n’est qu’une des structures. De toute part j’échappe à l’être et pourtant je suis.

Sartre (Jean-Paul), 1943 : L’Etre et le Néant, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1976, pp. 94-95.


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