mardi 8 avril 2008

L'extension du domaine pathologique : Ehrenberg et Houellebecq

Dans La fatigue d’être soi. Dépression et Société [1998], Ehrenberg réalise une histoire sociologique de la dépression. Il réalise son travail à partir de revues médicales et en étudiant comment les pathologies dépressives sont différemment décrites selon l’époque où elles sont détectées. Selon Ehrenberg, l’individualisation est une norme sociale qui contraint les individus dans les sociétés modernes. Dans les sociétés traditionnelles, la norme est qu’il faut obéir, mais dans les sociétés modernes la norme est qu’il faut être soi-même, être libre. Or à chaque fois, ceux qui ne parviennent pas à entrer dans la norme développent une pathologie. Au sein des sociétés modernes, Ehrenberg distingue deux âges de l’individualisme.

Dans les années 60-70, la norme sociale dominante est « l’identité individuelle ». C’est l’idée qu’il faut être soi-même. Cette exigence provoque chez certains individus qui ont du mal à s’adapter une pathologie spécifique : « l’insécurité identitaire ». Ce sont les individus qui déclarent ne pas réussir à se trouver. Pour résoudre cette pathologie, la psychologie invente une thérapie : la thérapie de groupe. Dans les années 80, la norme dominante de l’individualisme est celle de l’action individuelle et du culte de la performance, cela se traduit par l’exigence de la part de l’individu de la manifestation de ses capacités à entreprendre, à être un battant, un gagnant etc. La pathologie corrélative est la peur d’échouer. La thérapie est le Prozac, le Viagra, tous ces médicaments qui servent à combattre la panne.

On peut dire qu’aujourd'hui ces deux types d’individualisme coexistent. Mais de nouvelles normes et donc de nouvelles pathologies apparaissent dans les années 80. On a ainsi dans l’individualisme contemporain une peur profonde de la part des individus à être soi-même. En conséquence, si un individu échoue dans tout, son moi devient trop lourd à porter : il ne fait plus de projet, ne communique plus, etc. Le déprimé est l’envers de l’individu individualisé contemporain. Dans ce contexte, c’est le déprimé qui fait apparaître quelles sont les normes de socialisation.

On peut rapprocher La fatigue d’être soi du livre de Houellebecq : Extension du domaine de la lutte. Ce roman paru en [1994] est la chronique d’une dépression analysée comme un symptôme de l’individualisme contemporain. L’originalité de Houellebecq est de tenir un discours critique sur la psychologie et la psychanalyse qui, selon lui, font finalement le jeu de l’individualisme plutôt que de régler le problème de la dépression. Vers la fin du roman, la dépression devenant de plus en plus insupportable, le narrateur décide de suivre les conseils de son médecin et d’aller en maison de repos. Lors d’entretiens avec la psychologue, il s’entend reprocher « de parler en termes trop généraux, trop sociologiques ». Elle lui conseille de s’impliquer, d’essayer de se « recentrer sur lui-même ». A quoi le narrateur lui répond : « Mais j’en ai un peu assez, de moi-même ». La psychologue joue le jeu de l’individualisme car elle recentre l’individu sur lui-même et le rend responsable de ses problèmes. En réduisant des problèmes sociaux à des problèmes psychologiques, elle prolonge la situation de fatigue d’être soi. La psychologue poursuit ainsi : « En tant que psychologue je ne peux accepter un tel discours, ni le favoriser en aucune manière. En dissertant sur la société vous établissez une barrière derrière laquelle vous vous protégez ; c’est cette barrière qu’il m’appartient de détruire pour que nous puissions travailler sur vos problèmes personnels » (EDL, p. 145).

Or pour Alain Ehrenberg la dépression est justement « la pathologie d’une société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la discipline mais sur la responsabilité et l’initiative ». Autrement dit, on a un basculement historique où l’on passe de « l’angoisse névrotique » à la « fatigue d’être soi ». Selon Freud, la névrose provient d’une impossibilité pour un homme d’accepter le degré de renoncement que la société lui impose. Dans une société où les règles sociales se relâchent et où l’individualisation est croissante, la dépression devient la pathologie dominante, car cette fois la norme est l’individu. La dépression est une pathologie de l’individu moderne qui lui rappelle que tout n’est pas possible. Elle résulte du fait que l’homme ne peut plus faire face aux renoncements que son individualité lui impose. C’est pourquoi on passe de ce que Houellebecq appelle le « domaine de la règle » au « domaine de la lutte » (EDL, p.14), c'est-à-dire du poids de la société et de ses règles sociales au poids de l’initiative individuelle.

samedi 5 avril 2008

L'individu spectral de Baudrillard

Jean Baudrillard est un philosophe qui ausculte les sociétés industrielles avancées. Par une approche non critique, mais que l’on peut qualifier de synchronique, il cherche à diagnostiquer ce qui se dissimule dans les évènements. Ce qui l’intéresse, ce sont les passages qui redistribuent les états de choses, la façon dont se redéploient, à un moment donné, les règles du jeu. Son postulat méthodologique est que, pour comprendre la société dans laquelle nous vivons, il faut en saisir les nouvelles règles en jouant à l’intérieur de celle-ci. Baudrillard est donc en rupture avec la position critique qui juge un état de fait en se plaçant d’un point de vue extérieur à la société. Il faut jouer le jeu pour le comprendre et s’en saisir. Ainsi son constat est que l’individu comme concept historique et comme utopie est mort. A sa place, émerge un individu de synthèse, une particule neutre liée aux réseaux et à la société de masse.

Pour Baudrillard, il faut tout d’abord distinguer la notion de sujet de la notion d’individu. Un sujet s’affronte à l’altérité, c’est un individu avec sa subjectivité et ses passions. Il repose sur une division, c’est pourquoi on peut psychanalyser un sujet et non pas un individu : un sujet est un individu qui se crée une structure et une subjectivité. Mais la configuration de nos sociétés contemporaines ne laisse plus la place à la division ou à la négation : l’individu n’est plus ce sujet affronté à l’autre, ou même ayant intériorisé le groupe, donc divisé en lui-même. Il n’y a plus qu’un individu seul, c'est-à-dire quelque chose d’indivisée, comme « une bulle » précise Baudrillard dans "Le sujet et son double". Cet individu est une monade avec ses propres images et ses propres moyens de formation. Elle fonctionne pour elle-même et ne s’affronte plus à l’altérité. Elle est dans un rapport du même au même. L’individu est une sorte de spectre, de fantôme qui hante encore l’espace après la mort du sujet. Si l’individu moderne est ce qu’on peut appeler un sujet, l’individu postmoderne est lui un individu spectral, c'est-à-dire un clone du sujet dont il manque la structure et la spécificité.

Dans les sociétés contemporaines, l’individu n’est pas un produit original car il résulte de la fonction de masse. Le sujet au contraire émergeait d’une autre société, d’une période où l’individualité était héroïsée. La notion de sujet avait une force, une exigence, une autre ambition, alors que la notion d’individu est le résultat de l’insignifiance du sujet. Cela ne veut pas dire l’individu avec ses spécificités est amené à disparaître. En tant que réflexion du sujet, donc existence seconde du sujet, la notion d’individu peut même prétendre à une existence éternelle. Le sujet en tant que notion utopique et héroïque a eu une existence brève. Mais l’individu en tant que formation artificielle et de synthèse est une prothèse. Il a donc une sorte d’éternité. Les artefacts, c'est-à-dire ce qui vient dans une période après, postérieure, postmoderne, ont une plus longue durée. Simplement, ils ne font plus partie d’une aventure mais d’un système de défense. Cet individu a une grande permanence car il fait corps avec le fonctionnement de masse, le fonctionnement en réseau, dans lequel l’individu n’a pas d’autre choix que de mettre en place une défense, une couverture, de rechercher l’immunité. Mais, en tant que tel, l’individu n’a plus un grand intérêt, ni une grande valeur stratégique. Baudrillard ne voit pas comment on peut s’appuyer sur lui pour relancer un ordre politique ou une perspective révolutionnaire : il « reste un individu sans alternative, sans altérité » (Ibid.).

Ce changement s’explique parce que la culture de l’individu a changé. La culture du sujet était une culture de l’action, mais la culture de l’individu, est une culture de l’opération. La culture de l’individu est composée de ses machines, de ses prothèses, de son look et de ses images. Une culture de l’action a besoin de se transcender dans des idéaux. Mais une culture de l’opération intègre l’individu comme une fonction dans le réseau et la masse. En conséquence, l’individu n’a plus besoin de se transcender car « il ne faut pas qu’il se débranche » (Ibid.), il faut qu’il soit branché, donc qu’il soit toujours connecté. C’est une nouvelle définition, voire une indéfinition de l’individu. L’individu est sans aucune détermination personnelle, il n’est plus qu’une opération, une fonction dans un ensemble.

Pour Baudrillard, le retour de l’individualisme correspond à l’apparition du spectre du sujet, à la résurgence d’un individu, mais sur le mode spectral, c'est-à-dire sans structure et sans idéal. L’individu contemporain est celui qui se cherche des idéaux comme le fait le sujet, mais qui s’affronte continument à l’insignifiance de ses orientations sociales, politiques, religieuses, voire même sexuelles. Cela s’explique par le fait que le sujet est devenu un individu sans individualité, un individu sans profondeur, sans densité, sans référent, bref un individu sans l’individu, un individu standard réduit à sa fonction d’opérateur. Face à ce diagnostique, le désespoir n’est pas une réaction appropriée nous dit Baudrillard. Il faut accepter cet état de fait et passer à une nouvelle manière de comprendre le monde. Il ne s’agit plus de critiquer ses lois en prenant une posture objective, il s’agit plutôt d’en comprendre les règles de l’intérieur pour pouvoir les saisir et jouer avec elles.