jeudi 13 mars 2008

L'expérience religieuse selon Kant

Il est devenu courant de constater en ce début de XXIe siècle, un retour du religieux. Les tensions au Proche-Orient quasi permanentes, le durcissement des courants fondamentalistes et le repli communautaire et civilisationnel vont en effet en ce sens. Il semblerait que dans le monde contemporain globalisé, chacun revienne sur lui-même et invoque sa propre expérience du religieux comme un moyen de légitimer son action. On peut s'interroger sur cette manière de justifier rationnellement sa propre expérience du religieux en revenant sur la conception kantienne de l'acte de foi. Cela permettra de montrer qu'une véritable expérience religieuse est une expérience sociale et non pas individuelle.

Historiquement, certains philosophes comme Pascal, placent la foi à l’opposé de la raison et de la philosophie. Mais d’autres comme Descartes, donnent à la religion une assise rationnelle. Cette idée le conduit à démontrer l’existence de Dieu more geometrico. Dans les Méditations métaphysiques (III), Descartes prouve l’existence de Dieu de manière logique. Comme il ne peut pas y avoir plus de réalité dans l'effet que dans la cause : il faut conclure que l’idée innée de Dieu que j’ai en moi est l’effet de son existence, car l’effet (= l’idée de Dieu) ne peut pas avoir plus de réalité que la cause (= l’existence de Dieu). Une sorte de réalité supplémentaire qui, tout en étant présente dans l'effet, serait absente de sa cause, apparaîtrait comme ayant pour cause le néant, ce qui est absurde. Dieu existe affirme Descartes, et son existence se démontre rationnellement.

Dans une telle perspective la foi n’aurait pas à se méfier de la raison. Averroès montre par exemple dans son Discours décisif que le Coran commande aux hommes de se servir de leur entendement. Le texte sacré légitime donc le recours à la philosophie et à la science. La Révélation elle-même exige que l’on se serve de la raison pour connaître, ce qui signifie aussi qu’une expérience religieuse peut se faire sur le mode du discours raisonné. Les Méditations métaphysiques sont à leur manière une expérience religieuse en ce qu’elles donnent à voir le divin par le biais de sa nécessité rationnelle. Aristote lui-même lorsqu’il éprouve le vertige de l’infini et qu’il s’arrête au premier moteur immobile fait une expérience rationnelle du divin.

Mais Kant ne pense pas qu’une expérience rationnelle du divin puisse devenir un acte de connaissance. Kant oppose dans La religion dans les limites de la simple raison la « foi pratique » et la « connaissance théorique ». Il veut dire par là que la foi ne peut reposer sur aucune connaissance de ce qu’est Dieu. Son existence ne peut pas être prouvée comme veut le faire Descartes par la logique (on se souvient des cents thalers possibles qui sont dans ma poche, je ne peux pas déduire leur existence effective). Dieu dépasse toutes les conditions sensibles de la connaissance (c'est-à-dire l’espace et le temps), il est donc impossible de le connaître. A quoi renverrait une expérience religieuse pour Kant ? A l’expérience de la loi morale qui se trouve en nous. C’est à partir de la conscience de notre devoir que nous pouvons croire en un Dieu moral. C’est parce que nous savons que nous sommes libres qu’il peut y avoir une « foi pratique ». Cette foi pratique au plan de la connaissance n’est qu’une hypothèse. Notre raison nous indique que l’existence de Dieu est possible, mais elle est impuissante à le démontrer. C’est donc à la liberté de chaque homme d'affirmer que l'existence de Dieu qui est simplement possible, peut aussi être réel, mais alors ce sera un acte de foi et non une connaissance.

L’expérience religieuse existe parce que la raison humaine ne se satisfait pas de ne pouvoir connaître que ce qui est accessible dans le cadre de l’expérience. On peut élaborer des constructions rationnelles à l’infini sur des entités qui ne se donnent pas dans le cours ordinaire de l’expérience. Vouloir établir rationnellement l’existence de Dieu est un objectif courant des philosophes. Mais ils ne produisent là que des théories qui sont invérifiables. Pour restreindre cette tendance profonde de la raison théorique à tenter de connaître ce qui dépasse toute expérience possible, Kant distingue deux usages de la raison :

· un usage logique légitime qui consiste à unifier les concepts de l’entendement en les rapportant à des principes ;

· un usage transcendant illégitime : la raison emporté par sa tendance naturelle à vouloir unifier les principes et les concepts de l’entendement les déduit de causes inconditionnées auxquelles elle attribue une existence objective au-delà des limites du monde de l’expérience.

Ce dernier usage conduit la raison à affirmer l’existence d’êtres dont on ne peut pas faire l’expérience. La raison doit donc borner son champ d’investigation aux phénomènes observables, mettre au jour les lois de la nature et ne pas chercher à connaître les causes premières des phénomènes. Une expérience religieuse sur le mode du connaître est donc impossible pour Kant, car cette expérience dépasserait les cadres de l’observation de ces phénomènes. Mais sur le plan moral, l’expérience du divin est possible, dans la mesure où la foi est liée à la loi morale. Par conséquent, une expérience religieuse pour Kant n’est pas une expérience mystico-esthétique sur le mode du sublime, on ne peut pas faire l’expérience sensible de Dieu, de son infinité. Mais cette expérience religieuse est une conscience du devoir et de la loi morale. On est là très loin de l’expérience religieuse individualiste à la mode de nos jours.

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