jeudi 28 février 2008

Les Facebook studies

Il existe aujourd'hui une multiplicité de réseaux sociaux numériques. Pourquoi alors choisir spécifiquement Facebook ? Nous avons choisi ce terrain d’enquête pour deux raisons principales. Tout d’abord, Facebook est un réseau social qui au départ était réservé à une élite particulière : les étudiants d’Harvard. Mais très vite, il s’est avéré plus rentable de l’ouvrir à d’autres personnes : les étudiants américains, puis ceux du reste du monde et enfin à n’importe qui. On a donc un processus rapide mais par étapes, de démocratisation dont les raisons sont économiques et commerciales. Ensuite Facebook apporte des innovations majeures par rapport à ses concurrents comme Orkut, Tagged, MySpace et autres : il n’a d’intérêt que dans la mesure où vous entrez un certain nombre d’informations comme votre nom, vos intérêts personnels, vos activités, vos opinions politiques et vos croyances religieuses. En d’autres termes ce n’est pas seulement un réseau pour les étudiants, c’est aussi un moyen de rencontrer d’autres personnes qui pensent comme vous, de cultiver son image et de vendre son nom comme on vend un produit. Dans les autres réseaux votre nom véritable apparaît rarement, les opinions politiques ne sont pas demandées ni les croyances religieuses. Ainsi tout un ensemble d’informations sont recueillies sur vous, là encore dans un but commercial mais pas seulement. On peut noter que le créateur de ce réseau social, Mark Zukerberg, n’avait probablement pas l’idée au départ de gagner de l’argent. Mais il a compris très vite quel était le potentiel économique de sa création.

Dans la phrase mise en exergue, on retrouve l’idée de l’influence. Il y a une dimension politique de ce réseau social qu’il va s’agir d’explorer. Cette influence est décrite comme le « Saint Graal de la publicité », ce qui pose la question de l’utilisation par le marketing politique de Facebook. L’homme politique en effet peut rendre accessible à l’ensemble de ses électeurs un certain nombre d’informations sur sa vie privée, mettre à disposition des photos ou des vidéos de sa famille, de ses vacances, etc. Toute une série d’utilisations qui peuvent contribuer à le rapprocher de ses concitoyens. Ceux-ci peuvent lui laisser un message public sur son « wall », ou bien s’entretenir avec lui en privé en lui envoyant un message. Cette nouvelle proximité, une proximité virtuelle, pourra être questionnée dans sa valeur d’authenticité : comment être sûr que c’est bien l’homme politique qui me répond et pas l’un de ses communicants ?

Une autre dimension peut-être explorée : celle de l’individualisme contemporain. Toute personne qui s’inscrit sur Facebook compose un « profile ». Ce profile est une sorte de cristallisation de l’image qu’un individu veut donner de lui. Mais cette représentation visible n’est pas la seule. Il existe également toute une série d’éléments qui révèlent la personnalité de l’individu. Ces éléments sont souvent liés à des problèmes inédits. Par exemple, la manière dont l’individu se met en avant pose comme problème celui du partage entre vie privée et vie publique. Le profile a un statut intéressant car il peut être à la fois cherché par tout le monde, mais tout le monde ne peut pas le regarder. L’individu peut définir des degrés de visibilité de son profile. On a donc une redéfinition individuelle de la frontière public/privé. C’est l’utilisateur qui fixe lui-même la barrière, ce qu’il veut montrer seulement à ses amis, aux gens de son réseau ou bien au monde entier. La conséquence de cela est une autre série de problèmes liés aux relations que l’individu entretient avec les autres : l’amitié, l’amour, les séparations. Non seulement elles deviennent publiques mais en plus elles donnent à voir les hiérarchies : les amis les plus proches peuvent être mis en avant, ce qui suppose des degrés dans l’amitié. Il faut également se demander quand est-ce qu’on peut se considérer comme l’ami d’un autre. La possibilité de constituer un réseau d’amis qui met en avant le capital social de l’individu rend ambivalent l’idée traditionnelle d’une amitié rare et privilégiée. L’individu sur Facebook n’a aucun intérêt à limiter son réseau à quelques amis. Cela l’oblige à élargir sa notion d’amitié et de l’étendre à de simples camarades de classe, voire à des rencontres d’un soir. Mais et c’est cela le paradoxe, Facebook n’empêche pas certains individus de limiter et ainsi de sélectionner leur réseau d’amis. Dans ce cas l’ami sert donc bien l’image de la personne mais dans une stratégie de distinction et non plus de quantification.

On peut aussi explorer les résistances qui sont nombreuses et intéressantes à comprendre. Comme Facebook est un phénomène émergent et à la mode, il existe une pression sociale qui incite les individus à y être. Face à cette incitation voire à cette injonction, certains veulent rester extérieurs, libres et donc refusent de s’inscrire. On peut en effet parler de refus car Facebook permet aux inscrits d’envoyer un mail d’invitation à d’autres personnes. Si ces personnes après une dizaine de mails, ne s’inscrivent toujours pas, c’est qu’ils sont entrés dans une logique de résistance. Quels sont les motifs, au nom de quoi on refuse de céder à la pression sociale ?

La démocratisation, on le voit n’est pas totale. Malgré l’ouverture à tous, on observe ici et là des résistances. Mais on a également des disparités dans l’utilisation même de ce réseau. Par exemple, certaines personnes vont miser sur la quantité d’amis qu’elles vont accumuler, d’autres vont limiter leurs relations à des amis auxquels elles accordent une forte valeur. Il existe aussi des disparités dans la gestion de l’image : certains ont plus de facilités à se mettre en avant, ils vont régulièrement mettre à jour leur profile, peaufiner leur portrait, envoyer des messages aux autres. D’autres au contraire vont avoir une attitude plus timorée. La virtualisation peut aider des gens timides à faire le premier pas, et empêcher les gens à l’aise dans la réalité de mettre en avant leur image. On a donc une sorte de renversement des valeurs.

Cette démocratisation a également un visage ambivalent du fait de l’aspect communautaire de Facebook. Tout d’abord vous pouvez constituer des groupes en fonction de vos goûts, de votre lieu d’habitation, de vos opinions politiques, etc. afin de rencontrer d’autres individus qui vous ressemblent et créer de nouveaux liens d’amitié. Ensuite il y a les networks qui permettent de préserver un aspect élitiste important : le network est un groupe fermé qui correspond à l’école dont vous sortez. Cela signifie que les gens de HEC sont en liaison permanente entre eux, les gens de science politique également. La démocratisation ne va pas sans un renforcement des corporatismes et de la mise en place de nouvelles stratégies de distinction.

mercredi 27 février 2008

La "monopolitisation"

Un des points importants de l'analyse foucaldienne des mécanismes de pouvoir ne consiste pas à faire une théorie générale de ce qu’est le pouvoir. Son analyse, notamment dans Sécurité, Territoire, Population vise à comprendre les relations, les lieux, les effets et les procédés du pouvoir. Autrement dit, il est important pour Foucault de ne pas substantialiser le pouvoir : il est un ensemble de procédures et non pas une substance homogène (en ce sens seulement il est possible d’amorcer une théorie du pouvoir).
Dans Le Cahier Bleu, Wittgenstein met en garde les philosophes contre leur "soif de généralité" (Tel, p. 57). Les philosophes sont des assoiffés de généralité et ont tendance à mépriser les cas particuliers. Un piège en découle
en philosophie, celui du substantialisme. Il consiste à rechercher une substance derrière un substantif. Si l'on cherche une substance derrière le pouvoir, on peut avoir l'impression qu'il est homogène. On peut ainsi lui donner une valeur, souvent négative. Or les figures du pouvoir sont plurielles. Ces différentes formes de pouvoir Foucault les détecte notamment dans les savoirs et les modes de subjectivation.
Même si le pouvoir est multiple, en archipel, disséminé, on peut néanmoins soulever une objection. Certes, il faut se déprendre d'une vision marxiste qui analyse l'Etat comme un appareil idéologique au service d'une classe dominante et qui oppresserait par ce moyen une classe dominée. Les rapports de pouvoir sont plus complexes. Cependant, il semble qu'il se passe à certains moments de l'histoire des concentrations des rapports de pouvoir entre les mains d'un nombre de personnes réduit. Quand on voit des milliers de CRS débarquer dans une cité pour arrêter une trentaine de personnes, on a la manifestation d'un pouvoir monopolisateur : il parvient non seulement à concentrer de multiples forces mais en dégageant un surplus écrasant, un peu sur le mode du Léviathan. Lorsque les pouvoirs se rassemblent au sein d'un même endroit, on a bien une concentration des pouvoirs en un monopole. Il existera toujours des formes régionales de pouvoir, mais seul l'appareil qui peut s'offrir le luxe d'un surplus détient véritablement un pouvoir à dimension nationale.
Au cœur de ce débat sur les pouvoirs s'opposent deux points de vue : une vision nationale et une vision régionale, une vue centralisante et une vue reterritorialisante. Dans les deux processus ce qui s'affirme est une même volonté de rassembler les pouvoirs autour d'un monopole. C'est ce processus de rassemblement des pouvoirs que l'on peut appeler la "monopolitisation".